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LES DIRECTIONS DE L’ÉVOLUTION

sons eurent une enveloppe osseuse, d’une dureté extrême[1]. L’explication de ce fait général doit être cherchée, croyons-nous, dans une tendance des organismes mous à se défendre les uns contre les autres en se rendant, autant que possible, indévorables. Chaque espèce, dans l’acte par lequel elle se constitue, va à ce qui lui est le plus commode. De même que, parmi les organismes primitifs, certains s’étaient orientés vers l’animalité en renonçant à fabriquer de l’organique avec de l’inorganique et en empruntant les substances organiques toutes faites aux organismes déjà aiguillés sur la vie végétale, ainsi, parmi les espèces animales elles-mêmes, beaucoup s’arrangèrent pour vivre aux dépens des autres animaux. Un organisme qui est animal, c’est-à-dire mobile, pourra en effet profiter de sa mobilité pour aller chercher des animaux sans défense et s’en repaître, tout aussi bien que des végétaux. Ainsi, plus les espèces se faisaient mobiles, plus sans doute elles devenaient voraces et dangereuses les unes pour les autres. De là dut résulter un brusque arrêt du monde animal tout entier dans le progrès qui le portait à une mobilité de plus en plus haute ; car la peau dure et calcaire de l’Échinoderme, la coquille du Mollusque, la carapace du Crustacé et la cuirasse ganoïde des anciens Poissons ont probablement eu pour origine commune un effort des espèces animales pour se protéger contre les espèces ennemies. Mais cette cuirasse, derrière laquelle l’animal se mettait à l’abri, le gênait dans ses mouvements et parfois l’immobilisait. Si le végétal a renoncé à la conscience en s’enveloppant d’une membrane de cellulose, l’animal qui s’est enfermé dans une citadelle ou dans une armure se condamne à un demi-sommeil. C’est dans

  1. Voir, sur ces différents points, l’ouvrage de Gaudry : Essai de paléontologie philosophique, Paris, 1896, p. 14-16 et 78-79.