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PLATON ET ARISTOTE

tour à tour enfilées au passage, comme ces anneaux que décrochent avec leur baguette, en passant, les enfants qui tournent sur des chevaux de bois. En quoi consistera alors le passage, et sur quoi s’enfileront les formes ? Comme on a obtenu les formes stables en extrayant du changement tout ce qu’on y trouve de défini, il ne reste plus, pour caractériser l’instabilité sur laquelle les formes sont posées, qu’un attribut négatif : ce sera l’indétermination même. Telle est la première démarche de notre pensée : elle dissocie chaque changement en deux éléments, l’un stable, définissable pour chaque cas particulier, à savoir la Forme, l’autre indéfinissable et toujours le même, qui serait le changement en général. Et telle est aussi l’opération essentielle du langage. Les formes sont tout ce qu’il est capable d’exprimer. Il est réduit à sous-entendre ou il se borne à suggérer une mobilité qui, justement parce qu’elle demeure inexprimée, est censée rester la même dans tous les cas. Survient alors une philosophie qui tient pour légitime la dissociation ainsi effectuée par la pensée et le langage. Que fera-t-elle, sinon objectiver la distinction avec plus de force, la pousser jusqu’à ses conséquences extrêmes, la réduire en système ? Elle composera donc le réel avec des Formes définies ou éléments immuables, d’une part, et, d’autre part, un principe de mobilité qui, étant la négation de la forme, échappera par hypothèse à toute définition et sera l’indéterminé pur. Plus elle dirigera son attention sur ces formes que la pensée délimite et que le langage exprime, plus elle les verra s’élever au-dessus du sensible et se subtiliser en purs concepts, capables d’entrer les uns dans les autres et même de se ramasser enfin dans un concept unique, synthèse de toute réalité, achèvement de toute perfection. Plus, au contraire, elle descendra vers