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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

finition, « le cours du temps ». Au regard de la science il n’y aura rien de changé. Mais si, le temps s’étalant ainsi en espace et la succession devenant juxtaposition, la science n’a rien à changer à ce qu’elle nous dit, c’est que, dans ce qu’elle nous disait, elle ne tenait compte ni de la succession dans ce qu’elle a de spécifique ni du temps dans ce qu’il a de fluent. Elle n’a aucun signe pour exprimer, de la succession et de la durée, ce qui frappe notre conscience. Elle ne s’applique pas plus au devenir, dans ce qu’il a de mouvant, que les ponts jetés de loin en loin sur le fleuve ne suivent l’eau qui coule sous leurs arches.

Pourtant la succession existe, j’en ai conscience, c’est un fait. Quand un processus physique s’accomplit sous mes yeux, il ne dépend pas de ma perception ni de mon inclination de l’accélérer ou de le ralentir. Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit : il n’a pas à s’inquiéter des unités elles-mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler du temps. Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalle, nous sentons et vivons les intervalles eux-mêmes. Or, nous avons conscience de ces intervalles comme d’intervalles déterminés. J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée[1] : pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? Si la durée du phénomène est relative pour le physicien, en ce qu’elle se réduit à un certain nombre d’unités de temps et que les unités elles-mêmes sont ce qu’on voudra, cette durée est

  1. Voir p. 10.