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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME


S’agit-il enfin de la correspondance entre l’esprit et la matière ? Spencer a raison de définir l’intelligence par cette correspondance. Il a raison d’y voir le terme d’une évolution. Mais quand il en vient à retracer cette évolution, il intègre encore de l’évolué avec de l’évolué sans s’apercevoir qu’il prend ainsi une peine inutile : en se donnant le moindre fragment de l’actuellement évolué, il pose le tout de l’évolué actuel, et c’est en vain qu’il prétendrait alors en faire la genèse.

Pour Spencer, en effet, les phénomènes qui se succèdent dans la nature projettent dans l’esprit humain des images qui les représentent. Aux relations entre les phénomènes correspondent donc, symétriquement, des relations entre les représentations. Et les lois les plus générales de la nature, en lesquelles se condensent les relations entre les phénomènes, se trouvent ainsi avoir engendré les principes directeurs de la pensée, en lesquels se sont intégrées les relations entre les représentations. La nature se reflète donc dans l’esprit. La structure intime de notre pensée correspond, pièce à pièce, à l’ossature même des choses. Je le veux bien ; mais, pour que l’esprit humain puisse se représenter des relations entre les phénomènes, encore faut-il qu’il y ait des phénomènes, c’est-à-dire des faits distincts, découpés dans la continuité du devenir. Et dès qu’on se donne ce mode spécial de décomposition, tel que nous l’apercevons aujourd’hui, on se donne aussi l’intelligence, telle qu’elle est aujourd’hui, car c’est par rapport à elle, et à elle seulement, que le réel se décompose de cette manière. Pense-t-on que le Mammifère et l’Insecte notent les mêmes aspects de la nature, y tracent les mêmes divisions, désarticulent le tout de la même manière ? Et pourtant l’Insecte, en tant qu’intelligent, a déjà quelque chose de notre intelligence. Chaque être décompose le