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L’ÉVOLUTIONISME DE SPENCER

monde matériel selon les lignes mêmes que son action y doit suivre : ce sont ces lignes d’action possible qui, en s’entre-croisant, dessinent le réseau d’expérience dont chaque maille est un fait. Sans doute une ville se compose exclusivement de maisons, et les rues de la ville ne sont que les intervalles entre les maisons : de même, on peut dire que la nature ne contient que des faits, et que, les faits une fois posés, les relations sont simplement les lignes qui courent entre les faits. Mais, dans une ville, c’est le lotissement graduel du terrain qui a déterminé à la fois la place des maisons, leur configuration, et la direction des rues ; à ce lotissement il faut se reporter pour comprendre le mode particulier de subdivision qui fait que chaque maison est où elle est, que chaque rue va où elle va. Or, l’erreur fondamentale de Spencer est de se donner l’expérience déjà lotie, alors que le vrai problème est de savoir comment s’est opéré le lotissement. J’accorde que les lois de la pensée ne soient que l’intégration des rapports entre les faits. Mais, dès que je pose les faits avec la configuration qu’ils ont aujourd’hui pour moi, je suppose mes facultés de perception et d’intellection telles qu’elles sont aujourd’hui en moi, car ce sont elles qui lotissent le réel, elles qui découpent les faits dans le tout de la réalité. Dès lors, au lieu de dire que les relations entre les faits ont engendré les lois de la pensée, je puis aussi bien prétendre que c’est la forme de la pensée qui a déterminé la configuration des faits perçus, et par suite leurs relations entre eux. Les deux manières de s’exprimer se valent. Elles disent, au fond, la même chose. Avec la seconde, il est vrai, on renonce à parler d’évolution. Mais, avec la première, on se borne à en parler, on n’y pense pas davantage. Car un évolutionisme vrai se proposerait de rechercher par quel modus vivendi graduellement obtenu