Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/336

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besoin serait de ne soumettre les aliments à aucune élaboration, peut-être même (qui sait ?) de ne pas les cuire. Ici encore la croyance à l’hérédité de l’acquis a fait beaucoup de mal. On se plait à dire que l’estomac humain s’est déshabitué, que nous ne pourrions plus nous alimenter comme l’homme primitif. On a raison, si l’on entend par là que nous laissons dormir depuis notre enfance des dispositions naturelles, et qu’il nous serait difficile de les réveiller à un certain âge. Mais que nous naissions modifiés, c’est peu probable : à supposer que notre estomac diffère de celui de nos ancêtres préhistoriques, la différence n’est pas due à de simples habitudes contractées dans la suite des temps. La science ne tardera pas à nous fixer sur l’ensemble de ces points. Supposons qu’elle le fasse dans le sens que nous prévoyons : la seule réforme de notre alimentation aurait des répercussions sans nombre sur notre industrie, notre commerce, notre agriculture, qui en seraient considérablement simplifiés. Que dire de nos autres besoins ? Les exigences du sens génésique sont impérieuses, mais on en finirait vite avec elles si l’on s’en tenait à la nature. Seulement, autour d’une sensation forte mais pauvre, prise comme note fondamentale, l’humanité a fait surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques ; elle en a tiré une si riche variété de timbres que n’importe quel objet, frappé par quelque côté, donne maintenant le son devenu obsession. C’est un appel constant au sens par l’intermédiaire de l’imagination. Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument