Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/337

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qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple. Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même, deviendra en grande partie inutile. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie. — Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près, sans cependant avoir entre eux le rapport qu’on se figure généralement. On les dispose le long d’une échelle : du bien-être au luxe on passerait par voie de gradation ascendante ; quand nous nous serions assuré le bien-être, nous voudrions y superposer le plaisir ; puis viendrait l’amour du luxe. Mais c’est là une psychologie purement intellectualiste, qui croit pouvoir calquer nos états d’âme sur leurs objets. Parce que le luxe coûte plus cher que le simple agrément, et le plaisir que le bien-être, on se représente la croissance progressive de je ne sais quel désir correspondant. La vérité est que c’est le plus souvent par amour du luxe qu’on désire le bien-être, parce que le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir. Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux ! Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre et du girofle, du poivre et de la cannelle. Qui se soucie des aromates si longtemps délicieux depuis qu’on peut les avoir pour quelques sous chez l’épicier du