Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/80

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habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu’elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur. Cette supériorité sera d’ailleurs réelle s’ils ont profité des facilités qu’ils se trouvaient avoir pour se perfectionner intellectuellement et moralement ; mais elle pourra aussi bien n’être qu’une apparence soigneusement entretenue. Quoi qu’il en soit, réelle ou apparente, elle n’aura qu’à durer pour paraître congénitale : il faut bien qu’il y ait supériorité innée, se dit-on, puisqu’il y a privilège héréditaire. La nature, qui a voulu des sociétés disciplinées, a prédisposé l’homme à cette illusion. Platon la partageait, au moins pour sa république idéale. Si l’on entend ainsi la hiérarchie des classes, charges et avantages sont traités comme une espèce de masse commune qui serait répartie ensuite entre les individus selon leur valeur, et par conséquent selon les services qu’ils rendent : la justice conserve sa balance ; elle mesure et proportionne. — De cette justice qui peut ne pas s’exprimer en termes utilitaires, mais qui n’en reste pas moins fidèle à ses origines mercantiles, comment passer à celle qui n’implique ni échanges ni services, étant l’affirmation pure et simple du droit inviolable, et de l’incommensurabilité de la personne avec toutes les valeurs ? Avant de répondre à cette question, admirons la vertu magique du langage, je veux dire le pouvoir qu’un mot confère à une idée nouvelle, quand il s’étend à elle après s’être appliqué à un objet préexistant, de modifier celui-ci et d’influencer le passé rétroactivement. De quelque manière qu’on se représente la transition de la justice relative à la justice absolue,