Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/200

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que l’entendement, imitant le travail de la nature, a monté, lui aussi, des appareils moteurs, cette fois artificiels, pour les faire répondre, en nombre limité, à une multitude illimitée d’objets indivi­duels : l’ensemble de ces mécanismes est la parole articulée.

Il s’en faut d’ailleurs que ces deux opérations divergentes de l’esprit, l’une par laquelle il discerne des individus, l’autre par laquelle il construit des genres, exigent le même effort et progressent avec une égale rapidité. La première, ne réclamant que l’intervention de la mémoire, s’accomplit dès le début de notre expérience ; la seconde se poursuit indéfiniment sans s’achever jamais. La première aboutit à constituer des images stables qui, à leur tour, s’emmagasinent dans la mémoire ; la seconde forme des représentations insta­bles et évanouissantes. Arrêtons-nous sur ce dernier point. Nous touchons ici à un phénomène essentiel de la vie mentale.

L’essence de l’idée générale, en effet, est de se mouvoir sans cesse entre la sphère de l’action et celle de la mémoire pure. Reportons-nous en effet au schéma que nous avons déjà tracé. En S est la perception actuelle que j’ai de mon corps, c’est-à-dire d’un certain équilibre sensori-moteur. Sur la surface de la base A B seront disposés, si l’on veut, mes souvenirs dans leur totalité. Dans le cône ainsi déterminé, l’idée générale oscillera continuellement entre le sommet S et la base A B. En S elle prendrait la forme bien nette d’une attitude corporelle ou d’un mot prononcé ; en A B elle revêtirait l’aspect, non moins net, des mille images individuelles en lesquelles viendrait se briser son unité fragile. Et c’est pourquoi une psychologie qui s’en tient au tout fait, qui ne connaît que des choses et ignore les progrès, n’apercevra de ce mouvement