Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/226

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est celle d’une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments juxtaposés, qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépen­dants. Mais justement parce que nous avons rompu ainsi l’unité de notre intuition originelle, nous nous sentons obligés d’établir entre les termes disjoints un lien, qui ne pourra plus être qu’extérieur et surajouté. À l’unité vivante, qui naissait de la continuité intérieure, nous substituons l’unité factice d’un cadre vide, inerte comme les termes qu’il maintient unis. Empirisme et dogmatisme s’accordent, au fond, à partir des phénomènes ainsi reconstitués, et diffèrent seulement en ce que le dogmatisme s’attache davantage à cette forme, l’empirisme à cette matière. L’empirisme, en effet, sentant vaguement ce qu’il y a d’artificiel dans les rapports qui unissent les termes entre eux, s’en tient aux termes et néglige les rapports. Son tort n’est pas de priser trop haut l’expérience, mais au contraire de substituer à l’expérience vraie, à celle qui naît du contact immédiat de l’esprit avec son objet, une expérience désarti­culée et par conséquent sans doute dénaturée, arrangée en tout cas pour la plus grande facilité de l’action et du langage. Justement parce que ce morcellement du réel s’est opéré en vue des exigences de la vie pratique, il n’a pas suivi les lignes intérieures de la structure des choses : c’est pourquoi l’empirisme ne peut satisfaire l’esprit sur aucun des grands problèmes, et même, quand il arrive à la pleine conscience de son principe, s’abstient de les poser. — Le dog­matisme découvre et dégage les difficultés sur lesquelles l’empirisme ferme les yeux ; mais, à vrai dire, il en cherche la solution dans la voie que l’empiris­me a tracée. Il accepte, lui aussi, ces phénomènes détachés, discon­tinus, dont l’empirisme se contente, et s’efforce simplement