Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/244

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des principes de la spéculation, si soigneusement analysés par les philosophes, il y a ces tendances dont on a négligé l’étude et qui s’expliquent simplement par la nécessité où nous sommes de vivre, c’est-à-dire, en réalité, d’agir. Déjà le pouvoir conféré aux consciences individuelles de se manifester par des actes exige la formation de zones matérielles distinctes qui correspondent respecti­vement à des corps vivants : en ce sens, mon propre corps, et, par analogie avec lui, les autres

corps vivants, sont ceux que je suis le mieux fondé à distinguer dans la continuité de l’univers. Mais une fois ce corps constitué et distingué, les besoins qu’il éprouve l’amènent à en distinguer et à en constituer d’autres. Chez le plus humble des êtres vivants, la nutrition exige une recherche, puis un contact, enfin une série d’efforts convergeant vers un centre : ce centre deviendra justement l’objet indépendant qui doit servir de nourriture. Quelle que soit la nature de la matière, on peut dire que la vie y établira déjà une première discontinuité, exprimant la dualité du besoin et de ce qui doit servir à le satisfaire. Mais le besoin de se nourrir n’est pas le seul. D’autres s’organisent autour de lui, qui ont tous pour objet la conservation de l’individu ou de l’espèce : or, chacun d’eux nous amène à distinguer, à côté de notre propre corps, des corps indépendants de lui que nous devons rechercher ou fuir. Nos besoins sont donc autant de faisceaux lumineux qui, braqués sur la continuité des qualités sensibles, y dessinent des corps distincts. Ils ne peuvent se satisfaire qu’à la condition de se tailler dans cette continuité un corps, puis d’y délimiter d’autres corps avec lesquels celui-ci entrera en relation comme avec des personnes. Établir ces rapports tout particuliers entre des portions ainsi découpées de