Page:Bergson - Matière et mémoire.djvu/63

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signifie choisir, et la conscience consiste avant tout dans ce discernement pratique. Les perceptions diverses du même objet que donnent mes divers sens ne reconstitueront donc pas, en se réunissant, l’image complète de l’objet ; elles resteront séparées les unes des autres par des intervalles qui mesurent, en quelque sorte, autant de vides dans mes besoins : c’est pour combler ces intervalles qu’une éducation des sens est nécessaire. Cette éducation a pour fin d’harmoniser mes sens entre eux, de rétablir entre leurs données une continuité qui a été rompue par la discontinuité même des besoins de mon corps, enfin de reconstruire approximativement le tout de l’objet matériel. Ainsi s’expliquera, dans notre hypothèse, la nécessité d’une éducation des sens. Comparons cette explication à la précédente. Dans la première, des sensations inextensives de la vue se composeront avec des sensations inextensives du toucher et des autres sens pour donner, par leur synthèse, l’idée d’un objet matériel. Mais d’abord on ne voit pas comment ces sensations acquerront de l’extension ni surtout comment, une fois l’extension acquise en droit, s’expliquera la préférence de telle d’entre elles, en fait, pour tel point de l’espace. Et ensuite on peut se demander par quel heureux accord, en vertu de quelle harmonie préétablie, ces sensations d’espèces différentes vont se coordonner ensemble pour former un objet stable, désormais solidifié, commun à mon expérience et à celle de tous les hommes, soumis, vis-à-vis des autres objets, à ces règles inflexibles qu’on appelle les lois de la nature. Dans la seconde, au contraire, les « données de nos différents sens » sont des qualités des choses, perçues d’abord en elles plutôt qu’en nous : est-il étonnant qu’elles se rejoignent, alors que