Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/116

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Ce fut pourtant quelques jours après cette révolution harmonieuse que je reçus une impression ou, pour mieux dire, une secousse musicale d’une violence extraordinaire. Je traversais la cour du Palais-Royal, quand je crus entendre sortir d’un groupe une mélodie à moi bien connue. Je m’approche et je reconnais que dix à douze jeunes gens chantaient en effet un hymne guerrier de ma composition, dont les paroles, traduites des Irish mélodies de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de circonstance[1]. Ravi de la découverte comme un auteur fort peu accoutumé à ce genre de succès, j’entre dans le cercle des chanteurs et leur demande la permission de me joindre à eux. On me l’accorde en y ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était parfaitement inutile. Mais je m’étais gardé de trahir mon incognito, et je me souviens même d’avoir soutenu une assez vive discussion avec celui de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu’il donnait à mon morceau. Heureusement, je regagnai ses bonnes grâces en chantant correctement ma partie, dans le Vieux drapeau de Béranger, dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l’instant d’après. Dans les entr’actes de ce concert improvisé, trois gardes nationaux, nos protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l’auditoire, leurs schakos à la main, et faisaient la quête pour les blessés des trois journées. Le fait parut bizarre aux Parisiens, et cela suffit pour assurer le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber en abondance les pièces de cent sous qui, sans doute, fussent restées fort tranquillement dans la bourse de leurs propriétaires, s’il n’y avait eu pour les en faire sortir que le charme de nos accords. Mais l’assistance devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux Orphées patriotes se rétrécissait à chaque instant, et la force armée qui nous protégeait allait se voir impuissante contre cette marée montante de curieux. Nous nous échappons à grand’peine. Le flot nous poursuit. Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés, traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos chants. Une mercière dont le magasin s’ouvrait sous la rotonde vitrée de la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison, d’où nous pouvions, sans courir le risque d’être étouffés, verser des torrents d’harmonie sur nos ardents admirateurs. La proposition est acceptée, et nous commençons la Marseillaise. Aux premières mesures, la bruyante cohue qui s’agitait sous nos pieds s’arrête et se tait. Le silence n’est pas plus profond ni plus solennel sur la place Saint-Pierre, quand, du haut du balcon pontifical, le Pape donne sa bénédiction urbi et orbi. Après le second couplet, on se tait encore ; après le troisième, même silence. Ce n’était pas mon compte. À la vue de cet immense concours de peuple, je m’étais rappelé que je venais d’arranger le chant

  1. «N’oublions pas ces champs dont la poussière
    Est teinte encor du sang de nos guerriers.»