Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/137

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d’écouter vos sottises !» et répondant à mon sourire ironique par un salut curieux mais plein de grâce : «Mille remercîments, monsieur, j’augure bien du succès ; vous serez charmante, sans aucun doute, dans votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin ; mes adieux faits à ce vertueux Schlick qui voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, je salue du regard le Persée de Benvenuto, et sa fameuse inscription : «Si quis te læserit, ego tuus ultor ero[1]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un profond silence. J’avais la gorge et les dents serrées : je ne mangeais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés seulement vers minuit, au sujet des pistolets dont le prudent conducteur ôta les capsules et qu’il cacha ensuite sous les coussins de la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

« — À votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous compromettre, et je n’en veux pas aux brigands !»

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d’une orange, au grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si j’étais de ce monde ou de l’autre, je m’aperçois d’un nouveau malheur : mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un village nommé Pietra santa et, en quittant celle qui nous amenait de Florence, j’y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres ! m’écriai-je, ne semble-t-il pas qu’un bon ange maudit veuille m’empêcher d’exécuter mon projet ! C’est ce que nous verrons !»

Aussitôt, je fais venir un domestique de place parlant le français et le génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi ; le courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume ; on refuse de l’entreprendre ne pouvant l’achever en si peu de temps. Nous allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, même refus. Une enfin annonce qu’elle va rassembler plusieurs ouvrières et qu’elle essayera de me parer avant l’heure du départ.

Elle tient parole, je suis reparé. Mais pendant que je courais ainsi les grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s’avise, sur l’inspection de mon passe-port, de me prendre pour un émissaire de la révolution de Juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour un libérateur, de refuser de viser ledit passe-port pour Turin, et de m’enjoindre de passer par Nice !

  1. «Si quelqu’un t’offense, je te vengerai.» — Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc où se trouve aussi la poste.