Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/276

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Je n’avais encore alors presque rien produit. Mendelssohn ne connaissait que mes Mélodies Irlandaises avec accompagnement de piano. M’ayant demandé un jour à voir la partition de l’ouverture du Roi Lear que je venais d’écrire à Nice, il la lut d’abord attentivement et lentement, puis au moment de mettre les doigts sur le piano pour l’exécuter (ce qu’il fit avec un talent incomparable) :

« — Donnez-moi bien votre mouvement, me dit-il.

— Pourquoi faire ? Ne m’avez-vous pas dit hier que tout musicien qui, à l’aspect d’un morceau, n’en devinait pas le mouvement, était une ganache ?»

Il ne voulait pas le laisser voir, mais ces ripostes, ou plutôt ces bourrades inattendues lui déplaisaient fort[1].

Il ne prononçait jamais le nom de Sébastien Bach sans y ajouter ironiquement «votre petit élève !» Enfin, c’était un porc-épic, dès qu’on parlait de musique ; on ne savait par quel bout le prendre pour ne pas se blesser. Doué d’un excellent caractère, d’une humeur douce et charmante, il supportait aisément la contradiction sur tout le reste, et j’abusais à mon tour de sa tolérance dans les discussions philosophiques et religieuses que nous élevions quelquefois.

Un soir, nous explorions ensemble les thermes de Caracalla, en débattant la question du mérite ou du démérite des actions humaines et de leur rémunération pendant cette vie. Comme je répondais par je ne sais quelle énormité à l’énoncé de son opinion toute religieuse et orthodoxe, le pied vint à lui manquer, et le voilà roulant, avec force contusions et meurtrissures, dans les ruines d’un très-raide escalier.

« — Admirez la justice divine, lui dis-je en l’aidant à se relever, c’est moi qui blasphème, et c’est vous qui tombez.»

Cette impiété, accompagnée de grands éclats de rire, lui parut trop forte apparemment, et depuis lors les discussions religieuses furent toujours écartées. C’est à Rome que j’appréciai pour la première fois ce délicat et fin tissu musical, diapré de si riches couleurs, qui a nom : Ouverture de la Grotte de Fingal. Mendelssohn venait de le terminer, et il m’en donna une idée assez exacte ; telle est sa prodigieuse habileté à rendre sur le piano les partitions les plus compliquées. Souvent, aux jours accablants de sirocco, j’allais l’interrompre dans ses travaux (car c’est un producteur infatigable) ; il quittait alors la plume de très-bonne grâce, et me voyant tout gonflé de spleen, cherchait à l’adoucir en me jouant ce que je lui désignais parmi les œuvres des maîtres que nous aimions tous les deux. Combien de fois hargneusement couché sur son canapé, j’ai chanté l’air d’Iphigénie en Tauride : «D’une image, hélas ! trop chérie» qu’il accompagnait, décemment assis devant son piano. Et il s’écriait : «C’est beau cela ! c’est beau !

  1. Et voilà peut-être ce qui lui donnait des envies de me dévorer (1864).