Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/367

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si la sensibilité, l’intelligence et l’inspiration ne les animent ? C’est des talents dramatiques réels et complets que je voulais parler. Nous trouvons un assez bon nombre de cantatrices aimées du public parce qu’elles chantent d’une façon brillante de brillantes niaiseries, et détestées des grands maîtres parce qu’elles seraient incapables d’interpréter dignement leurs œuvres. Elles ont la voix, le savoir musical, un larynx agile : il leur manque l’âme, le cerveau et le cœur : de telles femmes sont de véritables monstres, et d’autant plus redoutables pour les compositeurs que, souvent, ces monstres-là sont charmants. Ceci explique la faiblesse qu’ont bien des maîtres d’écrire des rôles d’un sentiment faux, qui séduisent le public par l’éclat de leur apparence, et les œuvres bâtardes que nous voyons naître, et l’abaissement gradué du style, l’anéantissement du sens de l’expression, l’oubli des convenances dramatiques, le mépris du vrai, du grand, du beau, et le cynisme et la décrépitude de l’art dans certains pays.

Je ne vous ai point encore parlé de l’orchestre ni des chœurs du théâtre de Kerntnerthor : ils sont de première force ; l’orchestre surtout, choisi, discipliné et dirigé par Nicolaï, a des égaux, mais n’a pas de supérieurs. Outre l’aplomb, la verve et une extrême habileté de mécanisme, cet orchestre est d’une sonorité exquise, qui tient sans doute à la rigoureuse justesse de l’accord des divers instruments entre eux, autant qu’à l’absence de toute intonation fausse dans chacune des exécutions individuelles dont l’ensemble se compose. On ne sait pas combien cette qualité est peu commune et quels désastres les imperfections de justesse, si rares qu’on les suppose, produisent dans les masses instrumentales, même les meilleures sous d’autres rapports. L’orchestre de Kerntnerthor sait accompagner le chant dans tous les styles, il sait dominer quand le rôle principal lui est dévolu ; ses forte ne sont jamais du bruit, à moins qu’il n’ait à exécuter quelques-uns de ces misérables tissus de notes qui le contraignent alors d’être aussi mauvais que leur auteur. Il est parfait dans l’opéra, triomphant dans la symphonie, et, pour achever enfin d’en faire l’éloge, cet orchestre ne contient point de ces artistes boursouflés de vanité, qui repoussent les justes observations, regardent tout parallèle établi entre eux et les virtuoses étrangers comme une insulte, et croient faire honneur à Beethoven quand ils daignent l’exécuter. Nicolaï compte des ennemis à Vienne ; c’est fâcheux pour les Viennois, car je le regarde comme un des plus excellents directeurs d’orchestre que j’aie jamais rencontrés, et comme un de ces hommes dont l’influence suffit à donner une supériorité musicale évidente à la ville qu’ils habitent, quand on les entoure des éléments dont ils ont besoin pour rendre manifestes leur force et leur intelligence. Nicolaï possède, à mon avis, les trois conditions indispensables pour former un chef d’orchestre accompli. C’est un compositeur savant, exercé, et susceptible d’enthousiasme ; il a le sentiment de toutes les exigences du rhythme,