Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/381

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précéda mon départ pour la Hongrie. Un amateur de Vienne, bien au courant des mœurs du pays que j’allais visiter, était venu me trouver avec un volume de vieux airs quelques jours auparavant. «Si vous voulez plaire aux Hongrois, me dit-il, écrivez un morceau sur un de leurs thèmes nationaux ; ils en seront ravis et vous me donnerez au retour des nouvelles de leurs Elien (vivat) et de leurs applaudissements. En voici une collection dans laquelle vous n’avez qu’à choisir.» Je suivis le conseil et choisis le thème de Rákóczy, sur lequel je fis la grande marche que vous connaissez.

À peine eut-on répandu dans Pesth l’annonce de ce nouveau morceau de musique hony, que les imaginations commencèrent à fermenter nationalement. On se demandait comment j’aurais traité ce thème fameux et pour ainsi dire sacré qui, depuis tant d’années, fait battre les cœurs hongrois et les enivre de l’enthousiasme de la liberté et de la gloire. Il y avait même une sorte d’inquiétude à ce sujet, on craignait une profanation... Certes, loin d’être offensé de ce doute, je l’admirais. Il était d’ailleurs trop bien justifié par une foule de pitoyables pots-pourris et arrangements, dans lesquels on a fait d’horribles outrages à des mélodies dignes de tous les respects. Peut-être aussi plusieurs amateurs hongrois avaient-ils été témoins, à Paris, de l’impiété barbare avec laquelle, aux jours de fêtes nationales, nous traînons dans les égouts musicaux notre immortelle Marseillaise ! !

Enfin l’un d’eux, M. Horwath, rédacteur en chef d’un journal hongrois, incapable de contenir sa curiosité, va chez l’éditeur avec lequel je me trouvais en relations pour l’organisation du concert, s’informe de la demeure du copiste chargé d’extraire les parties d’orchestre de ma partition, court chez cet homme, demande mon manuscrit et l’examine attentivement. M. Horwath, peu satisfait de cet examen, ne put, le lendemain, me déguiser son inquiétude.

« — J’ai vu votre partition de la Marche de Rákóczy, me dit-il.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’ai peur.

— Bah !

— Vous avez exposé notre thème piano, et nous avons au contraire l’habitude de l’entendre jouer fortissimo.

— Oui, par vos Zingari. D’ailleurs, n’est-ce que cela ? Soyez tranquille, vous aurez un forte comme jamais de votre vie vous n’en avez entendu. Vous n’avez pas bien lu. En toute chose il faut considérer la fin.»

Le jour du concert, néanmoins, une certaine anxiété me serrait la gorge quand vint le moment de produire ce diable de morceau. Après une sonnerie de trompettes dessinée sur le rhythme des premières mesures de la mélodie, le thème paraît, vous vous en souvenez, exécuté piano par les flûtes et les clarinettes, et accompagné par un pizzicato des instruments à cordes. Le public