Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/435

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exécuté dans son grand style ses œuvres si passionnées, et si magistralement conçues, il venait, écrasé d’applaudissements, prendre congé de son auditoire, en lui jouant les variations sur l’air du Carnaval de Venise, qu’il a osé écrire après celles de Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie de haut goût, les caprices de l’inventeur se mêlent d’une façon si adroite et si rapide aux excentricités d’un prodigieux mécanisme, qu’on finit par ne plus s’étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l’air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon de Cremone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l’esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme, n’eût pas tardé à disparaître et qu’il eût moins souffert de la mort d’Antonia.

Ces variations que j’ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m’impressionnent maintenant d’une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse qu’on éprouve à la fin des splendides soirées musicales ; il y a des rumeurs enthousiastes dans l’air, des reflets de sourires ; je tombe dans une mélancolie romanesque à laquelle il m’est impossible, il me serait même douloureux de résister.

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Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas même l’art de Shakespeare, ne saurait en l’évoquant poétiser ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à l’imagination, à l’esprit, au cœur et aux sens, et de la réaction des sens sur l’esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d’une organisation spéciale, que les autres (les barbares) ne connaîtront jamais.