Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/442

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s’y trouvait pas ; Duponchel l’imitait. On me faisait faire antichambre pendant deux heures ; puis, quand l’un des directeurs arrivait enfin, il regrettait l’absence de son associé, déclarant ne pouvoir parler d’affaires sans lui. Je compris bien vite l’arrière-pensée de ces messieurs. De tels procédés me remplissaient d’une indignation que l’on concevra sans peine, mais je la contenais cependant, résolu à voir jusqu’où ils pousseraient la franchise. Je m’obstinai, comme on dit, à les mettre au pied du mur, et j’y parvins. Après je ne sais combien d’allées, de venues, de rendez-vous manqués, il fallut bien finir par nous trouver tous les trois en présence, et alors commença fort clairement la palinodie. On ne savait comment faire pour me créer une position à l’Opéra, on pourrait peut-être me confier la direction des chœurs, mais je ne joue pas du piano, et cela est nécessaire pour faire les répétitions. Girard ne voulait point admettre dans la direction de l’orchestre une autorité égale à la sienne : «Un trône, disait-il, ne se partage pas» (Roi d’Yvetot !), etc., etc. Bref, on était fort empêché. Mais voici le bouquet !

J’avais depuis longtemps commencé la partition d’un grand opéra en cinq actes (la Nonne sanglante) que m’avait demandé M. Léon Pillet, dont Scribe avait esquissé le livret, et pour lequel un contrat avait été signé entre nous et M. Pillet. Croirait-on qu’au milieu de notre conversation. Roqueplan eut l’audace de me jeter ces paroles à la face :

« — Vous avez un poëme d’opéra de Scribe ?

— Oui.

— Eh bien ! que voulez-vous en faire ?

— Parbleu ! ce qu’on fait des poëmes d’opéras apparemment.

— Mais, vous le savez, par un règlement ministériel, il est interdit aux artistes employés dans notre théâtre, d’y faire représenter leurs ouvrages, et comme vous allez y occuper une place, vous ne pourrez pas faire des opéras.

— Oh ! je n’ai pas l’intention d’en écrire une douzaine, soyez tranquille ; si j’en pouvais produire deux bons dans ma vie, je m’estimerais très-heureux.

— N’importe, il vous sera même impossible d’en faire jouer un seul. Votre Nonne sera perdue ; vous devriez nous la donner ; nous la ferions mettre en musique par un autre.»

Je me contins encore et répondis d’une voix étranglée :

« — Prenez-la !»

À partir de ce moment, la conversation devint de plus en plus embrouillée et inutile. J’avais deviné mes hommes. Mes soupçons étaient évidemment fondés. On visait à se débarrasser de moi, et non-seulement on ne voulait tenir aucune des promesses faites, mais, me regardant comme un absurde et dangereux compositeur, incapable d’autre chose que de compromettre un théâtre, on avait la ferme résolution de ne jamais rien faire entendre de ma composition à