Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/469

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peu à l’entraînement musical, en écrivant dernièrement ma trilogie sacrée (l’Enfance du Christ), c’est que ma position n’est plus la même, d’aussi impérieux devoirs ne me sont plus imposés. D’ailleurs j’ai la certitude de faire aisément et souvent exécuter cet ouvrage en Allemagne où je suis invité à revenir par plusieurs villes importantes. J’y vais maintenant fréquemment, j’y ai fait quatre voyages pendant les derniers dix-huit mois[1]. On m’y accueille de mieux en mieux ; les artistes m’y témoignent une sympathie de jour en jour plus vive ; ceux de Leipzig, de Dresde, de Hanovre, de Brunswick, de Weimar, de Carlsruhe, de Francfort, m’ont comblé de marques d’amitié pour lesquelles je manque d’expressions de reconnaissance. Je n’ai qu’à me louer du public aussi, des intendants des théâtres royaux et des chapelles ducales, et de la plupart des princes souverains. Ce charmant jeune roi de Hanovre et son Antigone[2] la reine, s’intéressent à ma musique au point de venir à huit heures du matin à mes répétitions et d’y rester jusqu’à midi quelquefois, pour mieux pénétrer, me disait le roi dernièrement, le sens intime des œuvres et se familiariser avec la nouveauté des procédés ! Avec quelle joie, quels mouvements d’enthousiasme, il m’entretenait de mon ouverture du Roi Lear :

«C’est magnifique, monsieur Berlioz, c’est magnifique ! votre orchestre parle, vous n’avez pas besoin de paroles. J’ai suivi toutes les scènes : l’entrée du roi dans son conseil, et l’orage sur la bruyère, et l’affreuse scène de la prison, et les plaintes de Cordelia[3] ! Oh ! cette Cordelia ! comme vous l’avez peinte ! comme elle est timide et tendre ! c’est déchirant, et si beau !»

La reine, à ma dernière visite à Hanovre, me fit prier de mettre dans mon programme, deux morceaux de Roméo et Juliette, dont l’un surtout, lui est particulièrement cher, la scène d’amour (l’adagio). Le roi m’a ensuite formellement demandé de revenir l’hiver prochain pour organiser au théâtre l’exécution de l’œuvre entière de Roméo et Juliette, dont je n’ai donné encore à Hanovre que des fragments. «Si vous ne trouvez pas suffisantes les ressources dont nous disposons, a-t-il ajouté, je ferai venir des artistes de Brunswick, de Hambourg, de Dresde même, s’il le faut, vous serez content.» De son côté le nouveau grand-

  1. Depuis que ces lignes furent écrites, M. Bénazet, le directeur des jeux, m’a engagé plusieurs fois à venir organiser et diriger le festival annuel de Bade, en mettant à ma disposition pour exécuter mes œuvres, tout ce que je pouvais demander. Sa générosité en pareil cas, a dépassé de beaucoup ce qu’ont jamais fait pour moi les souverains de l’Europe dont j’ai le plus à me louer. «Je vous donne carte blanche, m’a-t-il dit encore cette année, faites venir d’où vous voudrez les artistes dont vous avez besoin, offrez-leur des appointements qui puissent les satisfaire, j’approuve tout d’avance.»
  2. Le roi de Hanovre est aveugle.
  3. Je n’ai jamais vu Henriette dans ce rôle qui fut une des plus sublimes manifestations de son talent ; mais elle m’en a récité quelquefois des scènes ( ! ! ! !). D’ailleurs, je l’avais devinée.