Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/493

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Le maître de chapelle jouait l’alto solo d’Harold, on ne peut mieux, avec un beau son et un aplomb rhythmique qui me comblaient de joie ; dans les autres morceaux il reprenait son violon. Richard Pohl jouait des cymbales. Je puis bien dire en toute vérité que jamais je n’entendis exécuter Harold d’une plus irrésistible manière. Mais l’adagio de Roméo et Juliette... Ah ! comme ils l’ont chanté ! nous étions à Vérone, non à Lœwenberg... À la fin de ce morceau que nous n’avions pas interrompu par la moindre faute, M. Seifrids se leva, resta un instant immobile cherchant à dominer son émotion, puis s’écria en français : «Non ! il n’y a rien de plus beau !» Alors tout l’orchestre d’éclater en cris, en applaudissements, sur les violons, sur les basses, les timbales... Je me mordais la lèvre inférieure... Des émissaires allaient de temps en temps rendre compte des incidents de la répétition au pauvre prince qui se désolait dans sa chambre. Le jour du concert un public brillant vint remplir la salle ; il se montra d’une chaleur extrême ; on voyait clairement que tous ces morceaux lui étaient familiers depuis longtemps. Après la Marche des Pèlerins, un officier du prince monta sur l’estrade, et, devant l’auditoire, vint attacher à mon habit la croix de l’ordre de Hohenzollern au milieu du brouhaha. Le secret de cette faveur avait été bien gardé, je n’en avais pas le moindre pressentiment. Alors cela me mit en joie et je me jouai réellement pour moi-même, sans penser au public, l’orgie d’Harold, à ma manière, avec fureur ; j’en grinçais des dents.

Le lendemain les musiciens me donnèrent un grand dîner suivi d’un bal. Il me fallut répondre à plusieurs toasts ; Richard Pohl me servait d’interprète et reproduisait mes paroles en allemand, phrase par phrase.

J’aurais beaucoup à dire encore sur cette charmante excursion à Lœwenberg ; je me bornerai à rappeler la grâce exquise avec laquelle tout l’entourage du prince et surtout la famille du colonel Broderotti, l’un de ses officiers, m’ont accueilli. J’ajouterai que les dames Broderotti, et le colonel lui-même, parlent le français avec une élégance sans prix, pour moi qui souffre de l’entendre mal parler et qui ne sais pas un mot d’allemand. Je dus repartir le surlendemain du bal des artistes, et le prince, qui n’avait pas pu quitter son lit, me dit en m’embrassant : «Adieu, mon cher Berlioz, vous allez à Paris, vous y trouverez des gens qui vous aiment, eh bien, dites-leur que je les aime.». . . . . . .

Je reviens à l’opéra de Béatrice.

J’avais, pour la pièce, pris une partie du drame de Shakespeare Much ado about nothing, en y ajoutant seulement l’épisode du maître de chapelle et les morceaux de chant. Le duo des deux jeunes filles «Vous soupirez, madame !» le trio entre Héro, Béatrice et Ursule «Je vais d’un cœur aimant» et le grand air de Béatrice «Dieu ! que viens-je d’entendre ?» que madame Charton chanta à Bade avec verve, sensibilité, un grand entraînement et une rare beauté de style, produisirent un effet prodigieux. Les critiques venus de Paris à cette occasion,