Page:Berlioz - Traité d’instrumentation et d’orchestration.djvu/177

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Les jeux très doux de l’orgue paraissent seuls convenir à l’accompagnement des voix. En général l’orgue est fait pour la domination absolue, c’est un instrument jaloux et intolérant. Dans un seul cas, ce me semble, il pourrait sans déroger se mêler aux chœurs et à l’orchestre, et encore serait-ce à la condition même de rester, lui, dans son solennel isolement. Par exemple si une masse de voix placée dans le chœur d’une église, à grande distance de l’orgue, interrompait de temps en temps ses chants pour les laisser reproduire par l’orgue, en tout ou en partie, si même le chœur, dans une cérémonie d’un caractère triste, était accompagné par un gémissement alternatif de l’orchestre et de l’orgue partant ainsi des deux points extrêmes du temple, l’orgue succédant à l’orchestre, connue l’écho mystérieux de sa lamentation, ce serait un mode d’instrumentation susceptible d’effets grandioses et sublimes, mais, en ce cas même, l’orgue ne se mêlerait point réellement aux autres instruments ; il leur répondrait, il les interrogerait ; il y aurait seulement entre les deux pouvoirs rivaux alliance d’autant plus sincère que ni l’un ni l’autre ne perdraient rien de leur dignité. Toutes les fois que j’ai entendu l’orgue jouer en même temps que l’orchestre, il m’a paru produire un détestable effet et nuire à celui de l’orchestre au lieu de l’augmenter. Quant à déterminer la manière dont l’orgue doit être traité individuellement, et en le considérant comme un orchestre complet, ce n’est pas ici que nous pouvons le faire. Nous ne nous sommes point imposés la tâche de donner une suite de méthodes des divers instruments, mais bien d’étudier de quelle façon ils peuvent concourir à l’effet musical dans leur association. La science de l’orgue, l’art de choisir les différents jeux, de les opposer les uns aux autres, constituent le talent de l’organiste, en le supposant selon l’usage, improvisateur. Dans le cas contraire, c’est a dire en le considérant comme un simple virtuose charge d’exécuter une œuvre écrite, il doit se conformer scrupuleusement aux indications de l’auteur, qui, dès lors, est tenu de connaître les ressources spéciales de l’instrument qu’il met en œuvre et de les bien employer. Mais ces ressources si vastes et si nombreuses, le compositeur ne les connaîtra jamais bien, nous le pensons, s’il n’est lui même organiste consommé.

Si dans une composition on associe l’orgue aux voix et aux autres instruments il ne faut pas oublier que son diapason est plus bas d’un ton que le diapason actuel de l’orchestre, et qu’il faut en conséquence le traiter comme un instrument transpositeur en Si bémol. (L’orgue de St Thomas à Leipzick est seul au contraire d’un ton plus haut que l’orchestre.)[1]

L’orgue a des effets de sonorité douce, éclatante, terrible, mais il n’est pas dans sa nature de les faire se succéder rapidement ; il ne peut donc, comme l’orchestre, obtenir le passage subit du Piano au Forte, ou du forte au piano. Au moyen des perfectionnements apportés récemment dans sa fabrication, il peut, en introduisant successivement différents jeux qui s’accumulent, produire une sorte de crescendo, et amener par conséquent le decrescendo en les retirant dans le même ordre. Mais la gradation et la dégradation de son ne passent pas encore, au moyen de cet ingénieux procédé, par les nuances intermédiaires qui donnent tant de puissance à ces mouvements de l’orchestre ; on sent toujours plus ou moins l’action d’un mécanisme inanimé. L’instrument d’Erard, connu sous le nom d’orgue expressif, donne seul la possibilité d’enfler et diminuer réellement le son, mais il n’est point encore admis dans les églises. Des hommes graves, d’un excellent esprit d’ailleurs, en condamnent l’usage comme destructeur du caractère et de la destination religieuse de l’orgue.

Sans aborder la grande question tant de fois agitée de la convenance de l’expression dans la musique sacrée, question que le simple bon sens exempt de préjugés résoudrait de prime abord, nous nous permettrons cependant de faire observer aux partisans de la musique Plane, du plain chant, de l’orgue inexpressif (comme si les jeux forts ou doux et diversement timbrés n’établissaient pas déjà dans l’orgue la variété et l’expression,) nous nous permettrons, dis-je, de leur faire observer qu’ils sont les premiers à se récrier d’admiration quand l’exécution d’un chœur, dans une œuvre sacrée, brille par la finesse des nuances par les effets de crescendo, de decrescendo, de clair obscur, de sons enflés, soutenus, éteints, en un mot, par toutes les qualités qui manquent à l’orgue, et que l’invention d’Erard tendrait à lui donner. Ils sont donc en contradiction évidente avec eux mêmes ; à moins de prétendre (ils en sont bien capables) que les nuances expressives parfaitement convenables, religieuses et catholiques dans la voix humaine, deviennent tout d’un coup, appliquées à l’orgue, irréligieuses, hétérodoxes et impies. Il est singulier aussi, qu’on me pardonne cette digression, que ces mêmes critiques conservateurs de l’orthodoxie en matière de musique religieuse, qui veulent avec raison, que le sentiment religieux le plus vrai en dirige l’inspiration (tout en prohibant l’expression des nuances de ce sentiment,) ne se soient jamais avisés de blâmer l’usage des fugues d’un mouvement vif, qui, depuis longtemps, forment le fond de la musique d’orgue dans toutes les écoles. Est-ce que les thèmes de ces fugues, dont quelques uns n’expriment rien, et dont beaucoup d’autres sont d’une tournure au moins grotesque, deviennent religieux et graves par cela seul qu’ils sont traités dans le style fugué, c’est à dire dans la forme qui tend à les reproduire le plus souvent, à les mettre le plus constamment en évidence ? Est-ce que cette multitude d’entrées des parties diverses, ces imitations canoniques, ces lambeaux de phrases tordues, enchevêtrées, se poursuivant, se fuyant, se roulant les uns sur les autres, ce tohu-bohu d’où la vraie mélodie est exclue, où les accords se succèdent si rapidement qu’on peut à peine en saisir le caractère, cette agitation incessante de tout le système, cette apparence de désordre, ces brusques interruptions d’une partie par une autre, toutes ces hideuses pasquinades harmoniques excellentes pour peindre une orgie de sauvages ou une danse de démons, se transforment en passant par les tuyaux d’un orgue, et prennent l’accent sérieux, grandiose, calme, suppliant ou rêveur de la prière sainte, de la méditation ou même celui de la terreur, de l’Épouvante religieuse ?… Il y a des organisations assez monstrueuses pour que cela puisse leur paraître vrai. En tout cas, les critiques dont je parlais tout à l’heure sans dire précisément que les fugues vives d’orgue sont empreintes de sentiment religieux, n’ont jamais blâmé leur inconvenance et leur absurdité, probablement parce qu’ils en ont trouvé l’usage établi, depuis long temps, parce que les plus savants maîtres, obéissant aussi à la routine, en ont écrit un grand nombre, et enfin, parce que les écrivains qui traitent de la musique religieuse étant pour l’ordinaire fort attachés aux dogmes chrétiens, considèrent involontairement ce qui tendrait à amener un changement dans les idées consacrées comme dangereux et incompatible avec l’immutabilité de la foi. Quant à nous, et pour rentrer tout à fait dans notre sujet, nous avouerons que si l’invention d’Erard était appliquée à l’orgue ancien, seulement comme un jeu nouveau de manière à ce qu’il fut facultatif à l’organiste d’employer les sons expressifs ou de n’en pas faire usage, ou du moins de manière à pouvoir enfler et diminuer certains sons indépendamment des autres, ce serait un perfectionnement réel et tout à l’avantage du vrai style religieux.

  1. Ceci n’est applicable qu’aux orgues anciennes ; les facteurs aujourd’hui accordent leurs instruments au diapason de l’orchestre.