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La Procession.

Un soir je m’enivrais de l’haleine des roses,
Dans leurs buissons discrets toutes fraîches écloses ;
Je ne sais quel arome émanait du ciel bleu,
Mais dans mon cœur ému, je sentais vivre Dieu.
Heureuse était mon âme, et douce la nature ;
Le rossignol au loin chantait sa chanson pure,
Et ses divins concerts, avec art mélangés,
Donnaient plus de parfum aux vagues orangers.
« Pour que de volupté mon cœur se rassasie,
Viens près de moi, criai-je, ô sainte poésie ;
Laisse-moi découvrir, sur ton front inspiré,
Comme un nimbe divin, la grâce et la beauté !

Alors dans la forêt, sombre, mystérieuse,
Une rumeur se fit, étrange, caverneuse,
Qui, remplissant le ciel, me troubla mon repos,
Et d’un frisson d’horreur me glaça jusqu’aux os.
Une foule passa : c’étaient des spectres baves,
Couverts du front aux pieds d’outrages et de baves,
Et traînant après eux, dans leurs rêves surpris,
De la foule au cœur dur le stupide mépris.
Leurs traits étaient divins, mais l’angoisse cruelle
Les avait tous courbés et flétris de son aile ;
D’abord venait Gilbert, poète au don fatal,
Qui, vieux avant trente ans, mourut à l’hôpital :
Chatterton, près de lui, mêlait dans une coupe
Un poison qu’il offrait au reste de la troupe,
Et Gérard de Nerval, encore tout éperdu,
Détachait de son cou la corde du pendu,
Malfilâtre, Moreau, tant d’autres nobles âmes
Se trouvaient là, mêlés à des ombres de femmes,
Et la pauvre Mercœur, qui s’avançait enfin,
S’écriait : « ô ma mère, il faut mourir de faim ! »
C’est ainsi que, troublé dans ma suave extase,
J’aperçus d’un seul coup la fange au fond du vase,
Et je vis quel amour, quelle félicité
Le poète tirait de ce monde enchanté.

Immonde humanité, ramas d’âmes sordides,
Pour qui les grands penseurs couvrent leur front de rides,
Et qui, pour récompense, accordes à Chénier
Un honteux échafaud et l’abri du charnier,
Immonde humanité, les Néron et les Claude
Te surveillant de loin comme un tigre qui rôde,
Avaient, certes, raison de frapper à grands coups
Sur ce monde insensé qui pullule de fous,
Et donnant des palais à la noire Agrippine,
Offre au poète, hélas ! la couronne d’épine.

Le Nénuphar.

Sur le lac solitaire où le cygne blanc nage
Le soleil fait encor rayonner sa lueur,
Le cerf et le chevreuil viennent boire au rivage,
Et la forêt n’a plus qu’une vague rumeur.

L’enfant du brun pêcheur saute dans sa nacelle ;
Avec sa rame étroite, il bondit sur les eaux ;
Il écoute dans l’air une voix qui l’appelle,
Il respire un parfum émané des roseaux.

Il sillonne les flots, regardant sur la rive
Les ombres s’épaissir dans le bois endormi,
Décroître la montagne où la nuit sombre arrive,
Et l’étoile du soir ouvrir son œil ami.

Les nénuphars du lac, de leur prunelle humide,
Contemplent le pêcheur et semblent l’inviter :
De se rapprocher d’eux son cœur devient avide,
Il cueille un nénuphar qu’il voudrait emporter.

Mais voilà tout à coup la forêt qui murmure,
Voici le lac ridé qui s’élève en fureur,
Voici la lune aussi, dans l’atmosphère pure.
Montrant son disque énorme à la rouge lueur !

Et l’enfant effrayé, dans sa barque rapide,
Retourne à la cabane où sa mère l’attend ;
Dans le sein maternel, il se cache timide :
« Qu’as-tu, mon fils chéri, pourquoi trembler autant ? »

« Mère, le lac d’argent a bouillonné de rage,
» La sinistre forêt, en grondant, m’a fait peur ;
» La lune m’a montré son lugubre visage,
» Parce que j’ai cueilli sur la vague une fleur ! »

Félicité.

Sur les épis dorés la brise se balance,
Les faisant, de son souffle, onduler tour à tour,
Et dans les bois épais, pleins d’un vague silence,
Survient la nuit rêveuse, après le demi-jour.

Dans mon âme, livrée à la douleur naguère,
Un saint baume descend de l’étoile du soir,
Et la lune, brillant sous la vapeur légère.
Remplit mon calme sein de bonheur et d’espoir

Ma pensée incertaine erre comme la brise,
Dans ce monde enchanté puisant partout l’émoi,
Mais si, rêvant d’amour, mon cœur le divinise,
C’est qu’il me semble encor t’entendre près de moi.

La Fenêtre ouverte.

Hier, il faisait froid, j’étais à ma fenêtre,
Regardant au hasard les passants fourmiller ;
À travers les carreaux, soudain je vois paraître
Une fille à peau blanche et ses grands yeux briller.

J’entr’ouvre bruyamment mon obscure croisée ;
La jeune fille est belle, et chaste est son maintien,
Son visage est couvert d’une teinte rosée ;
Moi qui n’ai que vingt ans, je l’épouserais bien.

Et comme elle passait sans lever ses paupières,
Je la suivais de l’œil, et des songes d’amour
M’entraînant sur ses pas au milieu des bruyères,
J’allais rester, pensif, à rêver tout le jour.

Mais la bise parvint, plus âpre, dans ma chambre,
Je la sentis sur moi qui sifflait méchamment ;
Et, maudissant tout haut les rigueurs de décembre,
Je fermai ma fenêtre avec un jurement.

La Toque.

Belle toque à gland d’or, toi qu’une main charmante
A faite pour mon front, lourd de tristes pensers,
Depuis l’heure lointaine où j’ai vu mon amante
S’arracher à des jours, hélas ! trop tôt passés ;

Tu me rends cette belle, à mon âme si chère,
Tu me rends ce regard, plein d’un pouvoir vainqueur,
Et, par toi ma promise, à côté de ma mère :
Revient, en souriant, rayonner dans mon cœur.

Je ne porterai point pour en faner la grâce,
Ce velours noir, moins doux que tes lèvres de miel,
Et je l’enfermerai, de peur que ne s’efface
Ce charme fascinant, que l’amour prend au ciel.

Ah ! pendant que ta main, dans les longues soirées,
Donnait à ce présent son flexible contour,
Par de doux souvenirs, mes lèvres enivrées
Baisaient le tissu frôle où palpite l’amour !

Tu t’en souviens, chérie, il fallait à mon âme
Un enivrant cadeau, que ton sein eût touché !
H pénètre le mien, m’embrase de sa flamme
Et me parle du cœur, où tu l’avais caché !

Et moi, souffrant toujours d’une passion sainte,
Pourrais-je, sur mon front mettre un autre présent,
Qui, courbant ma raison sous sa brûlante étreinte
Rendrait, par le passé, plus amer le présent !

Non, laisse-moi rêver à ton âme sublime,
Mais éloigne le don que tes mains ont pressé,
Car, alors devant moi s’ouvre comme un abîme,
Et je languis, au loin, d’un désir insensé ;

Le temps qui n’est plus là, le temps que je regrette,
Dans mon cœur embrasé recommence à courir,
La nuit couvre mes yeux, ma voix devient muette,
Ton bras s’enlace au mien, et je me sens mourir !

Chant de Femme.

Poète au cœur de feu, qui, d’une lèvre habile,
Répètes l’hymne saint dont le ciel est rempli,
Tu prétends que l’amour, guidant ma main débile,
Seul, a su m’arracher au néant de l’oubli.

Tu prétends que, par lui, quand je voyais à peine
Fleurir de mes quinze ans les rameaux printaniers,
J’ai fait vibrer la lyre et jeté dans la plaine
Mes rêves palpitants et mes songes premiers !

Oh ! non, tu t’es trompé, car jamais ma jeunesse
Dans leur pure splendeur n’a salué les cieux :
Ma mère, dans ses bras, me reçut sans tendresse
Et, fille du malheur, j’ai grandi sous ses yeux.

Plus tard, chargeant mon front du voile de l’épouse,
J’ai dit : oui, par contrainte, et des pleurs dans la voix,
Et j’ai su refermer, de moi-même jalouse,
Ce cœur qui palpitait pour la première fois,

Aussi, quand je redis, sur ma lyre enflammée,
Les soupirs des amants l’un à l’autre enlacés,
Lorsque je fais frémir sur une bouche aimée,
Des serments avant peu par d’autres effacés ;

C’est qu’un désir profond qui sommeillé en mon âme,
Plus ardente a rendu l’image du bonheur,
Et, donnant la puissance à des lèvres de femme,
Vient embraser ma lyre en sortant de mon cœur !

L’Astronome.

Pendant que la nuit tiède enveloppe la terre,
Je vais par la campagne, en cachant mon bonheur,
Et là haut sur la tour qu’habile le mystère,
Plongé dans l’inconnu, veille un pauvre songeur !

Tous deux nous regardons les étoiles brillantes :
Moi, de mon cher amour je pense voir les yeux ;
Mais, lui, ne dormant point dans ses nuits vigilantes,
Quel plaisir peut-il prendre à contempler les cieux ?

Sans jamais la trouver, il épie une étoile ;
La mienne, moi, j’ai su bien loin la découvrir ;
En vain de l’Éther sombre il veut percer le voile,
À travers l’infini, l’amour seul sait courir ;

L’étoile me sourit mieux qu’à toi, penseur blême,
Sur la carte des cieux incliné tout le jour ;
Je suis plus près du ciel que tu ne l’es toi-même,
Astronome perdu sur le haut de la tour !

Les Yeux bleus.

D’autres peuvent aimer un teint couleur d’olive,
Et des cheveux d’ébène ou tordus ou frisés ;
Un rire provoquant, une démarche vive,
Des lèvres de carmin faites pour les baisers ;

Mais, moi, robuste enfant de la brune Provence,
Comme on cherche toujours ce qu’on ne peut saisir,
Comme il faut qu’en nos cœurs la jalouse espérance,
Pour nous donner la force, allume le désir,

J’aime ces pâles fleurs que le Nord laisse vivre,
Aux lieux où le soleil n’a que de faibles feux,
Et qui, se balançant sous les cristaux du givre,
Reflètent un cœur pur dans leurs charmants yeux bleus.

À un Mort.

Qu’importe qu’ici-bas les pleurs et le silence
Étouffent le génie en leurs voiles épais !
Ces mondes inconnus, vers qui le cœur s’élance
Renferment sous leurs feux et le calme et la paix.

Une Sainte.

Entre les vieux arceaux d’une gothique église,
Qui porte une croix d’or à sa hautaine frise,