Page:Bibesco - La Question du vers français, 1896, éd3.djvu/15

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sent les nouveautés avec le plus de colère et de dégoût. » M. France est le critique charmeur par excellence. Il est bien mieux que convaincant, il est attirant, ensorcelant, emmiellant. Sa prose, nombreuse, fleurie, animée d’images justes et neuves, a pour estampille la bienveillance la plus latitudinaire, pour arme le sous-entendu. Elle sait sucrer de ses parfums les plus subtils les bords de la coupe qui recèle les vérités les plus désespérantes. Elle couvre de fleurs le serpent du paradoxe le plus amer. Avec son chant et ses poses de sirène, elle endort la logique, enchaîne le sens dialectique, pour aller droit à la conquête de l’âme, de la sensation épurée, de l’imagination. Aussi, quand M. A. France me vient assurer que les poètes « font les plus belles choses du monde sans savoir précisément ce qu’ils font, » — j’ai bien envie d’opiner du bonnet. Mais pourquoi diable M. France va-t-il me chercher M. Francis Vielé-Griffin comme exemple de poète théoricien ? Pour étayer ce qu’il regarde comme une exception à son principe, que lui en coûtait-il de citer tout simplement Virgile et Dante ? Ignore-t-il que Virgile était, au moment d’aborder ses grands ouvrages, un agriculteur, un botaniste, un vétérinaire, un médecin, un archéologue, un géographe ; que la pratique de toutes ces sciences avaient beaucoup aiguisé ses facultés didactiques ; qu’il savait son Ennius par cœur, tout comme son Lucrèce ; et, partant, qu’en refondant l’hexamètre encore fruste de ses deux grands devanciers pour lui donner sa forme définitive, il savait fort bien ce qu’il faisait, en théoricien qui connaît, et en poète qui invente? M. France ignore-t-il que Dante était dans le même cas que l’ « anima cortese mantovana » ainsi qu’il l’appelle ? Dante avait fait à peu près le tour de la science con-