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tend avec le temps à s’établir en système élaboré. Dans les sociétés « avancées » où triomphe le travail – toutes les sociétés industrielles, qu’elles se veuillent capitalistes ou « communistes » –, le travail acquiert invariablement d’autres attributs qui ne font que renforcer son iniquité.

Habituellement – et cela était encore plus vrai dans les régimes « communistes », où l’État était l’employeur principal et chaque personne un employé, que dans les pays capitalistes –, le travail c’est l’emploi, c’est-à-dire le travail salarié, ce qui revient à se vendre à crédit. Ainsi 95 % des Américains qui travaillent sont salariés – de quelqu’un ou de quelque chose. Dans les États régis par le modèle socialiste, on n’était pas loin des 100 %. Seuls les bastions du tiers-monde agricole – le Mexique, l’Inde, le Brésil, la Turquie – abritent pour un temps encore des concentrations significatives de paysans qui perpétuent l’arrangement traditionnel régentant l’essentiel de l’activité au cours des derniers millénaires : le versement d’impôts écrasants, qu’on peut appeler rançon, à l’État ou de rentes à des propriétaires terriens parasitaires, en échange d’une certaine tranquillité. De nos jours, même ce marché de dupes, cette existence précaire et soumise, paraît préférable à l’esclavage salarié. Tous les travailleurs de l’industrie et des bureaux sont des employés et subissent donc une forme de surveillance qui garantit leur servilité.

Mais le travail moderne engendre pire effets encore. Les gens ne se contentent pas de travailler ; ils ont des « jobs », des pseudo-métiers, et accomplissent continuellement une seule tâche productive. Même si cette dernière recèle une dimension intéressante (ce qui est le cas d’un nombre décroissant de ces jobs), la monotonie induite par son exclusivité obligatoire phagocyte tout son potentiel ludique. Un job qui pourrait engager l’énergie de quelques personnes, durant un temps raisonnable, pour le plaisir, devient un fardeau pour ceux qui doivent s’y astreindre quarante heures par semaine, sans avoir leur mot à dire sur la manière de le faire, pour le seul profit d’actionnaires qui ne contribuent en rien au projet – et sans la moindre possibilité de partager les tâches parmi ceux qui doivent vraiment s’y frotter. Voilà le vrai monde du travail : un monde de bévues bureaucratiques, de harcèlement sexuel et de discrimination, peuplé de patrons obtus exploitant et brimant leurs subordonnés, lesquels – selon n’importe quel critère technique et rationnel – devraient être aux commandes et prendre les décisions. Mais dans la réalité, le capitalisme soumet encore les impératifs de productivités et de rentabilité aux exigences du contrôle organisé.

La déchéance que connaît au boulot l’écrasante majorité des travailleurs naît d’une variété infinie d’humiliations, qu’on peut désigner globalement du nom de « discipline ». Des gens comme Foucault ont analysé de manière complexe ce phénomène, alors qu’il est fort simple.

La discipline est constituée de la totalité des contrôles coercitifs qui s’exercent sur le lieu de travail : surveillance, exécution machinale des tâches, rythmes de travail imposés, quotas de production, pointeuses, etc. La discipline est ce que le magasin, l’usine et le bureau ont en commun avec la prison, l’école et l’hôpital psychiatrique.

Une telle horreur n’a pas d’exemple dans l’histoire préindustrielle. Elle dépasse les capacités de nuisance dont jouissaient des tyrans tels que Néron, Gengis Khan ou Ivan le Terrible. Aussi néfastes et malveillants qu’ils fussent, ces oppresseurs ne disposaient pas des moyens raffinés de domination dont profite le despotisme actuel. La discipline est par excellence le mode de contrôle moderne, aussi artificiel que pernicieux. Elle est à prohiber sans complaisance dans la société humaine, dès que s’en présentera l’occasion, et dans tous ses aspects.

Tel est le travail. Le jeu est précisément l’inverse. Le jeu est toujours volontaire. Ce qui pourrait être un jeu devient un travail s’il est effectué sous la contrainte – c’est l’évidence. Bernie de Koven a tenté de définir le jeu comme la mise entre parenthèses des conséquences. Cette définition est inacceptable si elle implique que tout jeu n’est que futilité. Il ne s’agit pas de savoir si jouer produit ou non des conséquences. C’est nier le plaisir qu’engendre le jeu. En vérité, les conséquences du jeu, lorsqu’il y en a, sont gratuites. Le jeu et le don sont étroitement liés. Ils participent, mentalement et socialement, de la même impulsion individuelle et générique : l’instinct ludique. Le jeu et le don partagent le même hautain dédain pour le résultat. Le joueur aime jouer, donc il joue. Dans l’activité ludique, la gratification principale réside dans l’activité elle-même, quelle qu’elle soit. Un théoricien du jeu comme Huizinga, autrement pertinent que ce con de Koven, prétend, dans Homo Ludens, définir l’activité humaine comme un jeu dont il faut respecter les règles. J’ai le plus grand respect pour l’érudition de Huizinga mais, en l’occurrence, je conteste avec force l’étroitesse de sa définition. Certes, il existe nombre de beaux jeux, tels que les échecs, le base-ball, le Monopoly ou le bridge, qui sont soumis à des règles ; mais la sphère du jeu dépasse celles du sport et des jeux de société. La conversation et le sexe, la danse et le voyage, voilà par exemple, des activités qui peuvent aisément échapper à des conventions intangibles. Or, elles relèvent, sans l’ombre d’un doute, du jeu. Et on peut se jouer des règles elles-mêmes aussi aisément que de toutes choses.


Le travail bafoue la liberté. Selon