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le discours officiel, nous autres Occidentaux vivons dans des démocraties et jouissons de droits fondamentaux, alors que d’autres sont plus infortunés : privés de liberté, ils doivent subir le joug d’États policiers. Ces victimes obéissent, sous peine du pire, aux ordres, quel qu’en soit l’arbitraire. Les autorités les maintiennent sous une surveillance permanente. Les bureaucrates à la solde de l’État contrôlent jusqu’aux moindres détails de la vie quotidienne. Les dirigeants qui les harcèlent n’ont à répondre qu’à leurs propres supérieurs, dans le secteur public comme dans le privé. Dans les deux cas, la dissidence et la désobéissance sont punies. Des délateurs informent régulièrement les autorités. On nous présente tout cela comme étant le Mal.

Et en effet cette vision est effroyable, même si ce n’est rien d’autre qu’une description universelle de l’entreprise moderne. Les conservateurs, les ultra-libéraux et les démocrates de gauche qui dénoncent le totalitarisme sont des faux-culs, des pharisiens. Il y a plus de liberté dans n’importe quelle dictature vaguement déstalinisée que dans l’entreprise américaine ordinaire. La discipline qu’on applique dans une usine ou dans un bureau est la même que dans une prison ou un monastère. En fait, comme l’ont montré Foucault et d’autres historiens, les prisons et les usines sont apparues à peu près à la même époque. Et leurs initiateurs se sont délibérément copiés les uns les autres pour ce qui est des techniques de contrôle.

Un travailleur est un esclave à temps partiel. C’est le patron qui décide de l’heure à laquelle il vous faut arriver au travail et celle de la sortie – et de ce que vous allez y faire entre-temps. Il vous dit quelle quantité de labeur il faut effectuer, et à quel rythme. Il a le droit d’exercer son pouvoir jusqu’aux plus humiliantes extrémités. Si tel est son bon plaisir, il peut tout réglementer : la fréquence de vos pauses-pipi, la manière de vous vêtir, etc. Hors quelques garde-fou juridiques fort variables, il peut vous renvoyer sous n’importe quel prétexte – ou sans la moindre raison. Il vous fait espionner par des mouchards et des cheffaillons, il constitue des dossiers sur chacun de ses employés. Répondre du tac au tac devient dans l’entreprise une forme intolérable d’insubordination – faute professionnelle s’il en est – comme si un travailleur n’était qu’un vilain garnement : non seulement cela vous vaut d’être viré mais cela peut vous priver de prime de départ et d’allocations-chômage. Sans y trouver plus de vertu ni de raison, on peut noter que les enfants, en famille comme à l’école, subissent un traitement fort comparable, qu’on justifie dans leur cas par leur immaturité postulée. Cela en dit long sur leurs parents et leurs professeurs, ces pauvres employés…

L’avilissant système de domination que je viens de décrire gouverne plus de la moitié des heures d’éveil de la majorité des femmes et de la multitude des hommes pendant des décennies, durant la majeure partie de leur existence. Dans certains cas, il n’est pas trop erroné de nommer notre système démocratie ou capitalisme ou, plus précisément encore, industrialisme ; mais les appellations les plus appropriées sont fascisme d’usine et oligarchie de bureau. Quiconque prétend que ces gens sont libres est un menteur ou un imbécile. On est ce que l’on fait. Si l’on s’adonne à un travail monotone, stupide et ennuyeux, il y a de grandes chances pour que l’on devienne à son tour monotone, stupide et ennuyeux. Le travail – l’esclavage salarié et la nature de l’activité qu’il induit – constitue en lui-même une bien plus valide explication à la crétinisation rampante qui submerge le monde que des outils de contrôle aussi abrutissants que la télévision ou le système éducatif.

Les employés, enrégimentés toute leur vie, happés par le travail au sortir de l’école et mis entre parenthèses par leur famille à l’âge préscolaire puis à celui de l’hospice, sont accoutumés à la hiérarchie et psychologiquement réduits en esclavage. Leur aptitude à l’autonomie est si atrophiée que leur peur de la liberté est la moins irrationnelle de leurs nombreuses phobies. L’art de l’obéissance, qu’ils pratiquent avec tant de zèle au travail, ils le transmettent dans les familles qu’ils fondent, reproduisant ainsi le système en toutes façons et propagent sous toutes ses formes le conformisme culturel, politique et moral. Dès lors qu’on a vidé, par le travail, les êtres humains de toute vitalité, ils se soumettent volontiers et en tout à la hiérarchie et aux décisions des experts. Ils ont pris le pli.

Nous sommes si liés au monde du travail que nous ne voyons guère le mal qui nous est fait. Il nous faut compter sur des observateurs venus d’autres âges ou d’autres cultures pour apprécier l’extrême gravité pathologique de notre situation présente. Il fut un temps, dans notre propre passé, où nul n’aurait compris ou admis l’éthique du travail. Weber ne se trompe sans doute pas lorsqu’il établit un lien entre l’apparition de celle-ci et celle d’une religion, le calvinisme ; lequel, s’il s’est propagé à notre époque plutôt qu’il y a quatre siècles, aurait été immédiatement, et non sans raison, dénoncé de toutes parts comme étant une secte bizarroïde.

Quoi qu’il en soit, il nous suffit de puiser dans la sagesse de l’Antiquité pour prendre quelque recul par rapport au travail. Les anciens ne se leurraient pas sur le travail et leurs vues sur la question demeurèrent incontestées, mis à part les fanatiques calvinistes, jusqu’à ce que triomphe l’industrialisme – non sans avoir reçu la bénédiction de ces prophètes.

Imaginons un instant que le travail ne transforme pas les gens en êtres soumis et déshumanisés. Imaginons, à rebours de toutes notions psychologiques plausibles comme de l’idéologie même des thuriféraires du travail, que ce dernier n’ait aucun effet sur la formation du caractère. Et imaginons que le travail ne soit pas aussi fatiguant, ennuyeux et humiliant que ce que nous en savons tous, dans la douloureuse réalité. Même ainsi le travail bafouerait encore