Page:Boccace - Décaméron.djvu/143

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d’elle à son plaisir, disant que cela lui paraissait déshonnête qu’elle prêchât pour son fils, comme une ruffianne, et priât la demoiselle. De quoi le jeune homme ne fut d’aucune façon satisfait, et retomba soudain plus malade ; ce que la dame voyant, elle découvrit pleinement son intention à la Jeannette. Mais la trouvant plus résolue que jamais, elle raconta à son mari ce qu’elle avait fait, et bien que cela leur parût pénible, ils se décidèrent d’un mutuel consentement, à la lui donner pour épouse, aimant mieux voir leur fils vivant, avec une femme non digne de lui, que mort faute d’aucune ; et ainsi ils firent après de nombreux pourparlers. De quoi la Jeannette fut très contente, et, d’un cœur reconnaissant, rendit grâces à Dieu de ce qu’il ne l’avait pas oubliée ; mais pourtant, malgré cela elle ne dit jamais qu’elle était autre chose que la fille d’un Picard. Le jeune homme étant guéri, célébra les noces, plus joyeux que tout autre homme, et se mit à se donner du bon temps avec elle.

« Perot qui était resté dans le pays de Galles avec le maréchal d’Angleterre, grandissant de son côté, gagna la faveur de son maître et devint très beau de sa personne et fort supérieur à tous les autres habitants de l’île, en cela que, ni dans les tournois, ni dans les joutes, ni en aucune autre passe d’armes, il n’y avait personne dans le pays qui valût autant que lui ; pour quoi, chacun l’appelant Perot le Picard il était connu de tous et célèbre. Et de même que Dieu n’avait point oublié sa sœur, de même il montra bien qu’il se souvenait de lui, pour ce qu’une pestilence mortelle étant venue en cette contrée, elle emporta quasi la moitié des gens sans compter que la plus grande partie du reste s’enfuit de peur en d’autres lieux ; de quoi le pays paraissait entièrement abandonné. Dans cette mortalité, le maréchal son seigneur, sa dame et un sien fils, ainsi que bon nombre d’autres frères, neveux et parents, moururent, et il ne resta de toute sa maison qu’une demoiselle déjà en âge d’être mariée, ainsi que Perot et quelques familiers. La pestilence ayant un peu cessé, la demoiselle, pour ce que Perot était prud’homme et vaillant, le prit pour mari au grand plaisir et sur le conseil des quelques vassaux qui étaient restés dans le pays, et le fit seigneur de tout ce qui lui était échu par héritage. Et il ne se passa guère de temps, sans que le roi d’Angleterre, ayant appris que le maréchal était mort, et connaissant la valeur de Perot le Picard, le mît à la place de celui qui était mort, et le fît son maréchal. Et ainsi il advint en peu de temps des deux enfants innocents du comte d’Angers, laissés par lui comme perdus.

« Il y avait déjà dix-huit ans passés que le comte d’Angers était parti en s’enfuyant de Paris, et qu’il demeurait en Irlande où il avait beaucoup souffert, menant une existence