Page:Boccace - Décaméron.djvu/142

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manières de notre Jeannette et l’impossibilité de la faire s’apercevoir de mon amour, bien qu’elle soit compatissante, comme aussi n’avoir pas eu le courage de manifester cet amour à personne, voilà ce qui m’a conduit où vous me voyez ; et si ce que vous m’avez promis ne s’en suit pas d’une façon ou d’une autre, soyez sûre que ma vie sera courte. — » La dame, à qui il paraissait plus à propos de le réconforter que de le réprimander, dit en souriant : « — Ah ? mon fils, c’est donc pour cela que tu t’es laissé tomber malade ? Rassure-toi, et laisse-moi faire une fois que tu seras guéri. — »

« Le jeune homme, plein de bonne espérance, donna en peu de temps des signes d’un grand mieux ; de quoi la dame étant très contente, elle se disposa avoir comment elle pourrait tenir ce qu’elle avait promis. Ayant un jour appelé la Jeannette, elle lui demanda fort courtoisement en manière de plaisanterie, si elle avait quelque amoureux. La Jeannette, devenue toute rougissante, répondit : « — Madame, à une pauvre demoiselle chassée, comme je le suis, de chez elle, et qui demeure au service des autres comme je le fais, on ne lui demande pas et il n’est pas bien à elle d’espérer d’aimer. — » À quoi la dame dit : « — Et si vous n’en avez pas, nous voulons vous en donner un dont vous serez toute joyeuse, et pour lequel vous priserez davantage votre beauté ; pour ce qu’il ne convient point qu’une aussi belle demoiselle que vous êtes reste sans amant. — » À quoi la Jeannette répondit : « — Madame, en m’enlevant à la pauvreté où j’étais avec mon père, vous m’avez élevée comme votre fille, et pour ce je devrais faire tout pour vous plaire ; mais en cela je ne vous complairai point, croyant faire bien. S’il vous plaît de me donner un mari, j’entends aimer celui-là, mais un autre, non : pour ce que de l’héritage de mes aïeux nulle chose ne m’est restée si ce n’est l’honneur, que j’entends garder et conserver tant que ma vie durera. — » Ces paroles parurent à la dame fort contraires à ce qu’elle entendait obtenir pour remplir la promesse faite à son fils, bien que, en femme sage, elle louât beaucoup en soi-même la demoiselle ; et elle dit : « — Comment, Jeannette, si monseigneur le roi, qui est jeune chevalier, comme tu es très belle demoiselle, voulait avoir plaisir de ton amour, tu le lui refuserais ? — » À quoi elle répondit sur-le-champ : « — Le roi pourrait peut-être me faire violence, mais il ne pourrait rien avoir de mon consentement, sinon chose honnête. — » La dame comprenant quelle était sa résolution, laissa de côté les paroles et songea à la mettre à l’épreuve. Elle dit en conséquence à son fils de faire en sorte, dès qu’il serait guéri, de l’emmener avec lui dans une chambre, et là, de s’efforcer d’obtenir