Page:Boccace - Décaméron.djvu/273

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reux amant qui n’était encore en rien défiguré ni corrompu, par quoi elle reconnut manifestement que sa vision avait dit vrai. Bien qu’elle fût la plus désespérée des femmes, elle comprit que ce n’était pas le moment de se lamenter. Si elle avait pu, elle aurait emporté le corps tout entier pour lui donner une sépulture plus convenable ; mais voyant que cela ne se pouvait pas, elle coupa du mieux qu’elle put la tête avec un couteau, l’enveloppa dans un linge, et après avoir rejeté la terre sur le reste du corps, elle la mit dans le tablier de sa servante. Alors, sans avoir été vue par personne, elle quitta ces lieux et revint chez elle. Là, s’étant enfermée dans sa chambre avec cette tête, elle pleura si longuement et si amèrement sur elle, lui donnant partout mille baisers, qu’elle finit par la laver avec ses pleurs. Elle prit alors un grand et beau vase, de ceux dans lesquels on plante la marjolaine et le basilic, et y plaça la tête de son amant enveloppée dans un drap fin ; puis elle la recouvrit de terre dans laquelle elle planta quelques pieds d’un très beau basilic de Salerne qu’elle arrosait uniquement d’eau de rose ou de fleur d’oranger, ou bien de ses larmes.

« Elle avait pris l’habitude de se tenir constamment assise à côté du pot de fleurs et de le contempler avec tendresse, comme si son Lorenzo y eût été enfermé. Quand elle l’avait bien regardé ainsi, elle se penchait sur lui et se mettait à pleurer longuement jusqu’à ce que le basilic se trouvât baigné de pleurs. Le basilic, tant par le soin continuel qu’elle en prenait, que par la fertilité de la terre engraissée par la décomposition de la tête qu’elle recouvrait, devint très beau et très odoriférant. La jeune fille continuant d’agir de la sorte, fut aperçue plusieurs fois par ses voisins qui en prévinrent ses frères, lesquels étaient tout étonnés de voir la beauté de leur sœur se flétrir à tel point que les yeux paraissaient lui sortir de la tête. « — Nous nous sommes aperçus — leur dirent les voisins — que chaque jour elle fait la même chose. — » Ce qu’entendant et voyant, les trois frères, après l’avoir plusieurs fois gourmandée en vain, firent enlever en cachette le pot de fleurs. La jeune fille ne le retrouvant plus, le réclama à plusieurs reprises avec de très vives instances, et comme on ne le lui rendait pas et qu’elle ne cessait de gémir et de répandre des larmes, elle tomba malade, et dans sa maladie, elle ne demandait pas autre chose que son pot de fleurs. Les jeunes gens s’étonnaient fort de cette demande et voulurent enfin voir ce que contenait ce pot. Ayant enlevé la terre, ils virent le drap et la tête qui était dedans, non encore assez rongée pour qu’à sa chevelure bouclée ils ne pussent reconnaître que c’était celle de Lorenzo. De quoi ils s’étonnèrent beaucoup et craignirent que cette aventure ne vînt à se savoir. Ils enterrèrent la tête