Page:Boccace - Décaméron.djvu/500

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ni su vivre sans Bruno. Celui-ci, se voyant si bien traiter, pour ne point paraître ingrat de l’honneur que lui faisait le médecin, avait peint dans son salon le carême, un agnus Dei à l’entrée de sa chambre, et sur la porte de la rue un pot de chambre, afin que ceux qui auraient besoin de ses conseils sussent le reconnaître parmi ses autres confrères. Il lui avait peint aussi dans une petite galerie qu’il avait, la bataille des rats et des chats, laquelle paraissait au médecin une très belle chose. En outre, il disait parfois au maître quand il n’avait pas soupé avec lui : « — Cette nuit, j’ai été à l’assemblée, et comme j’étais un peu las de la reine d’Angleterre, j’ai fait venir la Gumèdre du grand Kan de Tartarie. — » Le maître disait : « — Que veut dire Gumèdre ? Je n’entends rien à ces noms. — » « — Ô mon maître, — disait Bruno — je ne m’en étonne point, car j’ai bien entendu dire que Porc-gras et Vennacena n’en parlent mie. — » Le maître dit : « — Tu veux dire Hippocrate et Avicennes. — » Bruno dit : « — Ma foi ! je n’en sais rien, je m’entends aussi mal à vos noms que vous aux miens ; mais la Gumèdre, dans la langue du grand Kan, veut dire impératrice dans notre langue. Oh ! quelle belle femme elle vous paraîtrait ! Je puis bien vous dire qu’elle vous ferait oublier les médecines et les arguments, et tous les emplâtres. — »

« Comme il lui tenait de temps en temps de semblables discours pour l’enflammer de plus en plus, il advint qu’un soir à la veillée, pendant que le maître tenait la lumière à Bruno qui peignait la bataille des rats et des chats, il pensa qu’il l’avait assez comblé de politesse pour qu’il pût se risquer à lui ouvrir son âme. Comme ils étaient seuls, il lui dit : « — Bruno, Dieu sait qu’il n’y a aujourd’hui personne au monde pour qui je ferais tout, comme je le ferais pour toi ; et pour un peu, si tu me disais d’aller d’ici à Peretola, je crois que j’irais ; et pour ce, je ne veux pas que tu t’étonnes si je te requiers de bonne amitié et en toute confiance. Comme tu sais, il n’y a pas longtemps que tu m’as parlé des faits et gestes de votre joyeuse compagnie, de quoi il m’en est venu un si grand désir d’en être, que je n’ai jamais rien désiré tant que cela. Et ce n’est pas sans raison, comme tu verras, s’il arrive jamais que j’en sois ; car je veux que tu te moques de moi si je n’y fais pas venir la plus belle servante que tu aies vue de longtemps et que j’ai aperçue l’année dernière à Cacavincigli. Je lui veux toute sorte de bien, et je lui ai offert dix gros bolonais si elle voulait consentir à m’écouter ; mais elle n’a pas voulu. C’est pourquoi, autant que je peux, je te prie de m’apprendre ce que j’ai à faire pour pouvoir être de la compagnie, et de t’employer pour que j’en sois ;