Page:Boccace - Décaméron.djvu/579

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connu partout par ses faits d’armes et sa courtoisie. Il aimait ardemment la dame, faisant tout ce qu’il pouvait pour être aimé d’elle, la pressant souvent par messages ; mais il s’efforçait en vain. Les sollicitations du chevalier étant même très ennuyeuses à la dame, celle-ci voyant qu’il ne lui suffisait pas de refuser tout ce qu’il lui demandait pour le faire renoncer à son amour et à ses poursuites, imagina de s’en débarrasser par une demande étrange et, à son avis, impossible à réaliser. Elle parla un jour ainsi à une femme qui venait souvent la trouver de la part du chevalier : « — Bonne femme, tu m’as souvent affirmé que messer Ansaldo m’aime par-dessus tout et tu m’as offert de sa part de merveilleux présents que je veux qu’il garde par devers lui, pour ce que je ne me déciderais jamais pour de tels présents à l’aimer ni à lui complaire. Et si je pouvais être sûre qu’il m’aime autant que tu dis, je me déciderais sans faute à l’aimer et à faire ce qu’il voudrait ; et pour ce, s’il veut m’en donner une preuve en faisant ce que je demanderai, je me tiendrai à ses ordres. — » La bonne femme dit : « — Qu’est-ce, madame, que vous désirez qu’il fasse ? — » La dame répondit : « — Ce que je désire, le voici : je veux pour le mois de janvier prochain auprès de cette ville un jardin plein d’herbes vertes, de fleurs et d’arbres feuillus, non autrement fait que si c’était au mois de mai ; s’il ne le fait pas, qu’il ne t’envoie plus jamais vers moi ; pour ce que s’il me presse davantage, de même que j’ai jusqu’ici tout caché à mon mari et à mes parents, je m’en plaindrai à eux et je tâcherai de m’en débarrasser ainsi. — »

« Le chevalier, ayant appris la demande et la proposition de la dame, et bien que la chose lui parût difficile et quasi impossible à faire, et qu’il comprît que la dame ne lui demandait pas pour un autre motif que pour lui enlever toute espérance, résolut cependant de tenter ce qu’il pourrait, et il envoya chercher dans toutes les parties du monde s’il ne trouverait point quelque part quelqu’un qui lui donnât aide ou conseil. Il mit enfin la main sur quelqu’un qui lui offrit de le faire au moyen de la nécromancie, pourvu qu’il fût bien payé. Ansaldo étant convenu avec lui d’un gros prix d’argent, attendit joyeux le moment qu’on lui avait fixé. Ce moment venu, les froids étaient très grands et tout étant couvert de neige et de glace, le savant nécromancien fit si bien de son art, pendant la nuit qui précédait les calendes de janvier, qu’il fit apparaître le lendemain matin, dans un très beau pré voisin de la ville, un des plus beaux jardins que personne eût jamais vus, suivant l’avis de ceux qui l’aperçurent, avec des plantes, des arbres et des fruits de toutes espèces. Aussitôt que messer Ansaldo l’eut vu, très