Page:Bodin - Les Six Livres de la République, 1576.djvu/713

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puissance qu’ils ayent en vertu de leurs estats, si est-ce que les estats populaires, & Aristocratiques, se voyans en guerre perilleuse contre les ennemis[1], ou contre[2] eux mesmes, ou en difficulté de faire le[3] proces à quelque puissant citoyen, ou donner ordre à la[4] peste, ou[5] faire les magistrats, ou quelque autre chose de consequence, faisoyent un Dictateur, comme souverain Monarque : cognoissans que la Monarchie estoit l’ancre sacree, à laquelle il falloit par necessité avoir recours. Trepidi patres, dit Tite Live[6]. ad summum auxilium decurrunt, Dictatorem dici placet. Et lors que Annibal pressoit les Romains, Ad Dictatorem dicendum remedium iam diu desideratum, civitas[7] confugit. Et la raison estoit, parce qu’ils tenoyent le Dictateur pour quelque Dieu, & ses mandemens pour oracles. Dictatoris edictum pro numine[8] semper observatum. Et mesmes les ennemis assiegeans la ville de Rome, quitterent le siege, aussi tost qu’ils entendirent qu’on avoit fait un dictateur. Tantus[9] erat Dictatoris terror apud hostes, ut eo creato statim à mœnibus discesserint. Car bien souvent, les Consuls mesmes, & leurs mandemens estoyent foulez aux pieds : & ceux qui avoyent offensé se retiroyent à leurs compaignons, c’est à dire au peuple auquel l’apel ressortissoit. Ce que voyant le Consul Appius, dit Minas esse Consulum, non Imperium, ubi ad eos qui una peccaverunt provocare liceat : agedum dictatorem à que provocatio non est[10] creemus. Or l’impunité des vices, & le mespris que fait le peuple des Magistrats en l’estat populaire, sufist pour monstrer qu’il est necessaire pour la conservation de la societé humaine, avoir des Monarques : veu mesmes que les Romains, qui pour la faute d’un prince avoyent tous les Roys en horreur, faisoyent un Dictateur, pour venir à chef de toutes les grandes affaires : comme faisoyent aussi les Lacedemoniens en l’extremité un Magistrat semblable en[11] puissane au Dictateur, qu’ils appelloyent Harmoste : & les Thessaliens celuy qu’on appelloit Archus : comme en cas pareil les Mytileniens leur grand Æzymnete : auquel se peut aucunement comparer le grand Prouidadour des Venitiens : jugeans à veuë d’œil, que la puissance souveraine unie en un chef, est beaucoup plus illustre, & de plus grand effect : & que la mesme puissance departie à deux, ou trois, ou plusieurs seigneurs, ou à tout un peuple s’aneantist, & perd sa force : tout ainsi comme un fesseau deslié, & divisé en plusieurs parties. C’est pourquoy Tacite disoit, que pour faire de grands, & beaux exploits, il faut que la puissance de commander soit en un personnage. À quoy se raporte ce que dit Tite Live, que les trois Tribuns avec puissance Consulaire, firent bien cognoistre que la force du commandement attribuee à plusieurs, est inutile : & principalement au fait de la guerre[12]. Ce que monstra bien aussi Annibal, ayant affaire à une armee de soixante mil hommes, commandee par deux Consuls, Paul Æmyl, & Terence Varus : & Amorat contre les princes Chrestiens à la journee de Nicopolis : & Charle V. Empereur contre les deux chefs des protestans. Et ne faut pas s’esmerveiller, si le

  1. Livius lib. 3.
  2. Livius lib. 2.
  3. lib. 7.
  4. lib. 4.
  5. lib. 4.
  6. Livius lib. 6.
  7. lib. 22.
  8. lib. 6.
  9. lib. 6.
  10. Livius lib. 2.
  11. Dionys. Halic. lib. 6.
  12. Plurium Imperium bello inutile.