Page:Boileau - Œuvres poétiques, édition 1872.djvu/100

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Je sors de chez un fat qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avois bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludois tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et me serrant la main,
« Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo[1] n’en a point de pareilles :
Et je gagerois bien que, chez le commandeur,
Villandri[2] priseroit sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle[3] ;
Et Lambert[4], qui plus est, m’a donné sa parole.
C’est tout dire en un mot, et vous le connoissez.
— Quoi ! Lambert ? — Oui, Lambert. À demain. — C’est assez. »
C’Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
J’y cours midi sonnant, au sortir de la messe.
À peine etois-je entré, que, ravi de me voir,
Mon homme, en m’embrassant, m’est venu recevoir ;
Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
« Nous n’avons, m’a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
Vous êtes un brave homme ; entrez, on vous attend. »
VoÀ ces mots, mais trop tard, reconnoissant ma faute.
Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
Où, malgré les volets, le soleil irrité
Formoit un poêle ardent au milieu de l’été.

  1. Célèbre marchand de vin du temps. (B.)
  2. Le commandeur de Saint-Jean-de-Latran, plus tard grand prieur de France, Jacques de Souvré, ainsi que Villandri, conseiller d’État étaient connus pour être de fins gourmets et aimer la bonne chère.
  3. Comme la comédie de Tartuffe avoit été défendue dans ce temps-là, chacun s’arrachoit Molière pour le prier de la réciter dans les salons. (B.)
  4. Lambert, musicien célèbre, étoit un fort bon homme qui promettoit à tout le monde de venir, mais qui ne venoit jamais. (B.)