Page:Bonnerot - Romain Rolland sa vie son oeuvre.djvu/101

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bonheur d’autres âmes… » Son œuvre n’était pas vaine, sa parole n’était pas inutile et ne retombait pas dans l’insondable silence. « Toute pensée vraie, qu’elle soit ou non comprise, est le vaisseau lancé qui remorque à sa suite les âmes du passé. » Puis il rencontre Edme Froment, le paralytique, couché sur un lit d’hôpital, un « mort vivant » qui affirmait « le devoir absolu, pour qui porte la flamme d’un idéal puissant, de le dresser au-dessus de la tête de ses compagnons. Des millions d’hommes ont vécu et sont morts pour que surgisse une fleur suprême de pensée. » La nature dépense des peuples pour créer un Boudha, un Eschyle, un Newton, un Beethoven. Certes, ces individualités supérieures dominaient les peuples et les siècles ; et Clérambault se disait « qu’être en notre temps, être soi, être libre, est le plus grand des combats. Les êtres qui sont eux-mêmes dominent, par le seul fait du nivellement des autres ». Un jour, Clérambault fut inculpé d’infraction à la loi sur les indiscrétions en temps de guerre : chaque après-midi, il se rendait chez le juge pour être interrogé. Cependant la haine, comme un orage, s’accumulait autour de lui, grandissait, menaçait. Il fut injurié dans les journaux ; puis il fut bousculé, frappé, piétiné dans la boue. Enfin, Victor Vaucoux, un oisif qui le haïssait, le tua d’un coup de revolver ; — Clérambault s’endormit dans la mort en murmurant : « Il n’y a plus d’ennemis », Clérambault le faible qui fut l’un contre tous, écrasé, rejeté, bafoué, mais libre. « L’un contre tous est l’un pour tous. Et il sera bientôt l’un avec tous. Jamais la pensée de l’homme solitaire n’est comme lui isolée. L’idée qui surgit en l’un germe déjà en d’autres ; et quand un malheureux, méconnu, outragé, la sent lever dans son cœur, qu’il ait la joie ! C’est que la terre se réveille. La première étincelle qui brille en une âme seule est la pointe du rayon qui va percer la nuit. »