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douleurs. L’ouvrier des fabriques ne voit que l’atelier où il travaille ; il l’a vu dès son enfance, et jusqu’à la mort il n’en verra pas d’autres. Entouré à toute heure d’ouvriers ignorans comme lui, qui comme lui n’ont jamais mesuré que la planche où ils sont et le fil qu’ils tissent, il n’a aucun moyen de comparer, de sentir ; et l’eût-il, il n’a pas une heure de solitude ni par conséquent de réflexion, aussi ne réfléchit-il pas et ne donne-t-il rien à l’avenir ni à l’intelligence. L’habitude de faire toujours la même chose et une chose qui n’exige ni pensée ni calcul, ce cercle étroit où son âme est comme étouffée, cet état de machine, d’instrument passif, le réduit bientôt à une complète imbécillité.

Ajoutez que le travail excessif dont on accable les enfans dans quelques fabriques, les abrutit, et, pour leur vie entière, quand il ne les tue pas, les rend débiles de corps et d’esprit. Si l’on traitait les nègres dans nos colonies, ou les forçats dans les bagnes, comme les malheureux enfans sont traités dans les usines, si pendant tout le jour et une partie des nuits on les attachait, à une roue, à une manivelle ; si privés de nourriture et de sommeil, ils l’étaient encore de religion et de toute espèce d’éducation et de bons conseils, que ne dirait-on pas des planteurs et des gouvernans ? À quels anathèmes ne seraient-ils pas exposés ; et combien ne les auraient-ils, pas mérités ? Eh bien ! ce qu’on ne fait ni aux nègres ni aux condamnés, on le fait tous les jours sous les yeux de tous, dans presque toutes les villes manufacturières de l’Europe ! Puis l’on s’étonne que la population des fabriques soit malingre, idiote ou corrompue ! On aurait bien plus sujet de s’étonner qu’elle ne le fût pas.

Il est donc certain que l’artisan libre ou travaillant isolément, est en général plus intelligent, moins dépravé et moins pauvre que l’ouvrier de fabrique. Ici encore la différence de moralité et de vouloir, explique