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les êtres sont exposés aux coups de la nature. Elle ne tient nul compte alors de ce qu’ils promettent. C’est sans distinction qu’une nuit de gelée inattendue brûle les jeunes plantes. C’est sans distinction que les cétacés engloutissent les œufs de morues. Ici encore le hasard règne en maître, et il n’est pas vrai que, par les coupes sombres ainsi opérées, seuls les moins aptes soient exterminés[1].

De même, il n’est pas vrai que les plus aptes soient toujours spécialement respectés. Si la variation est très petite, elle a toutes les chances de rester inutile : elle ne protège nullement son porteur. Nœgeli a montré depuis longtemps qu’un infime allongement du cou, tel qu’en suppose la théorie darwinienne, ne saurait constituer pour les girafes aucun avantage sérieux. En temps de disette, ce ne sont pas celles qui auront le cou moins long de quelques centimètres, ce sont les plus jeunes, indistinctement, qui sont les plus exposées à périr[2]. De même, quand la célérité du faucon est si démesurée par rapport à celle des grouses, soutiendra-t-on qu’un vol un peu plus rapide fera survivre, parmi celles-ci, quelques échantillons privilégiés ?

Au vrai, le rôle de la sélection naturelle n’est pas de trier ces petites variations insensibles, il est seulement d’éliminer les variations extrêmes. Seuls les originaux, ceux qui ne présentent pas à un degré suffisant les caractères adaptatifs de l’espèce, tombent presque sûrement au rebut. Suivant la théorie de Pfeffer[3], les espèces sont dans un état d’équilibre stable, tant pour le nombre que pour les caractères de leurs représentants. La concurrence et la sélection n’ont d’autres effets que de rétablir cet équilibre dès qu’il tend à se déranger. La majorité des biologistes serait ainsi convain-

  1. Cf. Coe, Nature, p. 58. Conn, Method, p. 72. Headley, Problems, p. 113.
  2. Delage, op. cit., p. 377.
  3. D’après Delage, op. cit., p. 393.