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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Ah ! Mme d’Artois… Claude… Il finira par tout découvrir… Il devinera que c’est moi Magdalena Carlin ; que je suis la fille d’un pendu, et quoiqu’il fût un innocent, un martyr, mon pauvre père, Claude, qu’en pensera-t-il ? … On a commencé le procès du boscot… Les journaux parleront de la fille d’Arcade Carlin qui avait été adoptée par Zenon Lassève… Que faire, mon Dieu ! que faire ?… Que feriez-vous, à ma place, Mme d’Artois ? Lui diriez-vous, à Claude, avant qu’il apprenne tout par les journaux ?

— Peut-être vaudrait-il mieux qu’il apprendrait tout de vous, Magdalena, répondit Mme d’Artois. Cependant, chère enfant, je ne peux pas vous donner de conseils à ce sujet. Mais, après tout, reprit-elle, votre père était innocent ; s’il est monté sur l’échafaud, il est mort martyr et non coupable.

— Claude me reprochera de ne pas l’avoir mis au courant, avant notre mariage peut-être… murmura la jeune femme.

— Je ne le crois pas, Magdalena. Non, réellement, je ne crois pas que votre mari vous fasse de reproches.

— Demain, oui, demain, je lui dirai tout ! fit la jeune femme, résolue soudain. Et ça ne sera pas trop tôt non plus. Qui sait ce que contiendront les journaux de demain soir ?

— Je crois que c’est une sage résolution que vous venez de prendre, ma chérie.

— Ô ciel ! Si Claude me fait des reproches, je ne m’en consolerai jamais ! s’exclama Magdalena en fondant en larmes.

— Votre mari vous adore et… Mais, voilà M. de L’Aigle ! Montez à votre chambre vous baigner les yeux, Magdalena, conseilla Mme d’Artois. Vous avez pleuré, et ça se voit.

Magdalena s’esquiva. Elle ne revint à la bibliothèque que lorsqu’elle fut certaine que les larmes qu’elle venait de verser n’avaient laissé aucune trace.

VIII

COMMENT CLAUDE PRIT LA NOUVELLE

Le lendemain avant-midi, Claude étant allé au Portage par affaires, Mme d’Artois raconta à Magdalena ce qu’elle savait à propos de l’arrestation de Martin Corbot. Les détails qu’elle donna, elle les avait lus dans différents journaux.

D’abord, Martin Corbot, on le sait, détestait Arcade Carlin et il cherchait un moyen de se venger de lui ; ce moyen il le trouva lorsque Baptiste Dubien vendit ses terres à une Compagnie Américaine pour la somme de $10,000.

Le hazard, ou plutôt la guignon, qui se plaît à jouer de bien mauvais tours souvent, voulut qu’Arcade Carlin, à la même époque, reçut de sa riche marraine un cadeau de $3.000, en billets de banque américains. L’boscot, qui ne se gênait guère pour prendre connaissance des lettres qui passaient par le bureau de poste, n’avait pas hésité à ouvrir celle de Mme Richepin à son filleul. Après avoir lu cette missive et constaté qu’elle contenait une somme d’argent ; constatant aussi que la lettre n’avait pas été enregistrée, le bossu se dit que sa vengeance était proche… et quelle vengeance !

Donc, la veille du jour où Baptiste Dubien devait aller déposer son argent à la banque, vers les onze heures du soir, Martin Corbot, certain que tout le village dormait, quitta furtivement le bureau de poste, au-dessus duquel il avait son logement, et s’achemina vers la demeure de Dubien. Certes, il n’avait pas l’intention de commettre un meurtre ; il voulait seulement s’approprier la somme de $3.000, et s’arranger ensuite pour qu’on accusât Arcade Carlin de ce vol. Plus tard, beaucoup plus tard, Martin Corbot se disait qu’il trouverait bien l’occasion de jouir de ces $3.000, lui-même.

L’boscot savait que Baptiste Dubien avait mis son argent dans une enveloppe cachetée et que cette enveloppe était dans le tiroir du lave-mains de sa chambre à coucher. Or, rien de plus facile que de s’en emparer, entendu surtout que ce pauvre Dubien se ventait, assez souvent, « de dormir si dur, que la maison pouvait bien lui tomber dessus, sans que ça l’éveilla ».

Cependant, il eut fallu que Martin Corbot comptât sur l’inquiétude de Baptiste Dubien, à propos de ses $10.000. On ne peut dormir sur ses deux oreilles quand on a une petite fortune dans sa maison ; une fortune qui, certainement, devait susciter la cupidité de plus d’un.

L’boscot pénétra facilement dans la maison et à pas de loup, il se rendit dans la chambre de Baptiste Dubien. Le lave-main était tout près du lit. Ne faisant pas plus de bruit qu’un chat, ou un tigre, le voleur s’approcha du meuble en question et se mit à tirer sur le tiroir. Mais voilà que Dubien venait de remuer, puis de s’asseoir tout droit dans son lit.

— Martin Corbot… murmura-t-il, tandis qu’un expression d’étonnement paraissait sur son visage. Que… que venez-vous faire ici ? Silence, ou je…

— Au vol… commença Baptiste Dubien.

Mais, en un bond, l’boscot fut sur lui, l’étreignant à la gorge de ses énormes mains, qui possédaient une force vraiment extraordinaire, on le sait.

En quelques secondes, ce fut fait : Baptiste Dubien était retombé sur ses oreillers, mort, étranglé, et Martin Corbot était devenu un assassin

Le monstre qui venait de commettre cet horrible meurtre ne donna aucun signe d’émotion, ni de repentir. S’étant assuré que sa victime ne respirait plus, il ouvrit le tiroir du lave-mains, y prit l’enveloppe cachetée et l’ayant ouverte, en retira trois billets de banque de $1.000 chacun.

Ensuite, toujours à pas de loup, il quitta la chambre de Baptiste Dubien, puis la maison, et bientôt il rentrait chez lui.

On se souvient de ce qui s’était passé. Le lendemain, Arcade Carlin était arrêté pour le double crime de vol et d’assassinat.

Le bossu frottait l’une contre l’autre ses énormes mains. Il ne cessait de rire et de se féliciter du beau tour qu’il avait joué à Arcade Carlin. Tout avait si bien réussi ! Quel succès ! Quelle vengeance ! Il délirait de joie le vilain boscot.

Mais ce fut un délire d’assez courte durée.