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le mystérieux monsieur de l’aigle
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Un soir, vers les neuf heures et demie, le bureau de poste étant fermé, Martin Corbot s’était installé sur un canapé, et il lisait, avec une joie méchante, un journal dans lequel il était question de l’assassinat de Baptiste Dubien et du vol des $3.000. Le journal contenait, en plus, un portrait de l’homme assassiné et aussi celui d’Arcade Carlin, l’accusé. Pourrait-on désirer plus complète vengeance ?… Ah ! Arcade Carlin l’avait méprisé, lui, Martin Corbot ; il avait affecté de ne jamais rire de ses farces, hein ? Eh ! bien, aujourd’hui…

À ce moment, on frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda l’boscot.

— C’est moi, répondit une voix que le bossu ne reconnut pas.

— Qui, vous ?… Si c’est pour votre malle, ne venez pas me badrer ! Le bureau est fermé, vous devriez le savoir.

— Laissez-moi entrer, Corbot, lui dit-on.

— Que me voulez-vous ?… Et pourquoi ne dites-vous pas votre nom ?

— J’ai absolument affaire à vous, fit-on, du dehors. Si vous r’fusez de m’laisser entrer, tant pis pour vous !

Maugréant, l’boscot alla ouvrir et il se trouva en face d’un homme en haillons, un pitoyable individu, dont le nom de famille, ainsi que le prénom étaient Job. Job Job était bien le chemineau le plus sale, le plus dégoûtant, le plus repoussant de la terre.

— Job Job ! s’écria Martin Corbot ! Que viens-tu faire ici ?

— Je vous l’ai dit, j’ai affaire à vous.

— Ah ! Va-t-en ! cria l’boscot, essayant de refermer la porte sur le chemineau.

Mais Job Job s’était jeté sur la porte, l’avait ouverte d’une poussée et bientôt, il était en possession de l’une des chaises de la salle d’entrée.

— J’suis venu vous d’mander à souper, annonça-t-il.

— À souper ? Impossible, mon bon, répondit le bossu. Sors ! ordonna-t-il. Sors immédiatement, immédiatement, entends-tu, sale guénilleux !

— Je n’ai pas mangé depuis hier soir, Martin Corbot.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, à moi, que tu n’aies pas mangé depuis hier soir, je te le demande ! Sors d’ici, et plus vite que ça ! dit Martin Corbot, en s’élançant sur le chemineau, les mains ouvertes, les doigts croches, comme pour étrangler.

— Hein ! Quoi ! s’exclama Job Job. Vous voulez m’étrangler, peut-être, Corbot… comme vous avez étranglé ce pauvre M. Dubien ?

Le bossu fit un pas en arrière et une pâleur livide couvrit soudain son visage si monstrueusement laid.

— Comment ?… Qu’as-tu dit, Job Job ?… Tu sais donc ?… balbutia-t-il.

— J’sais tout… tout, entendez-vous, répondit le chemineau. J’vous ai vu… ce soir-là… J’ai même pénétré dans la maison d’Monsieur Dubien derrière vous… J’vous ai vu étrangler votre homme, en un tour de main, Martin Corbot… J’vous ai vu aussi prendre l’argent dans l’enveloppe et…

— Eh ! bien, tu as vu trop de choses, mon pauvre Job Job, fit l’boscot en riant d’un rire effrayant. À ton tour maintenant !

Encore une fois, il s’élança sur le chemineau. Mais presqu’aussitôt, il recula et, de nouveau, il pâlit ; car Job Job venait de pointer sur lui un revolver chargé à sept coups.

— Il est chargé, soyez-en certain, fit Job Job, en désignant le revolver. Me prenez-vous pour un imbécile, Corbot ? ajouta-t-il en riant. Pensez-vous que je m’risquerais, sans être armé, dans la maison d’un assassin tel que vous ? Pas si bête !

À partir de ce soir-là, Martin Corbot devint un homme poursuivi ; poursuivi par Job Job, qui se mit à exercer un terrible chantage sur le meurtrier.

Cette poursuite, ce chantage, durèrent huit ans, puis, un soir, l’boscot résolut d’en finir et de se débarasser à jamais de Job. Il suivit le chemineau, lorsque celui-ci quitta le bureau de poste, une nuit, après lui avoir extorqué une jolie somme d’argent, et, à l’aide d’un gourdin dont il s’était muni, il l’assomma et le laissa sur le trottoir, pour mort.

Mais Job Job n’était pas mort. Il vécut même jusqu’à l’aurore et avant de mourir il dévoila tout ce qu’il savait concernant l’assassinat de Baptiste Dubien et la culpabilité de Martin Corbot. On prit en écrit sa confession, qu’il signa, puis, vers les huit heures, au moment où l’boscot allait ouvrir le bureau de poste, il était arrêté et conduit en prison. Les trois mille dollars furent trouvés « sous le deuxième madrier du plancher de la cuisine », ainsi que l’avait dit Job Job.

Ce récit que Mme d’Artois venait de lui faire, Magdalena l’avait écouté en pleurant. Mais elle était résolue, plus que jamais, de tout raconter à son mari. En fin de compte, l’innocence de son père (dont ni elle, ni Zenon Lassève n’avait jamais douté d’ailleurs) était reconnue maintenant et elle n’avait pas à rougir de lui ; loin de là !

Il est vrai que Claude pourrait lui reprocher son silence ; il reprocherait peut-être à Magdalena de l’avoir épousé sans lui dire que son père était mort sur l’échafaud…

— Ah ! Qui sait ? se disait-elle. Malgré tout l’amour qu’il avait pour moi, peut-être Claude eut-il hésité avant d’épouser la fille d’un pendu, tout innocent fut-il… Ô ciel ! Aurai-je la force, le courage de tout lui raconter ?… S’il allait me repousser ensuite, ou me mépriser, ou me haïr ?… Cependant, je n’ai pas le choix ; je ne puis courir le risque qu’il apprenne la chose par les journaux, ce qui arriverait infailliblement… Ce soir… oui, pas plus tard que ce soir, je lui dirai… Dieu veuille qu’il ne me fasse pas de reproches ; j’en mourrais !

Dans le courant de l’après-midi, Claude proposa à Magdalena une promenade à cheval. Le temps était admirable et une bonne chevauchée leur ferait du bien à tous deux.

— Je te trouve pâle, ma chérie, lui dit-il. Tu n’es pas malade ?

— Mais, non ! Pas du tout, Claude.

— Vous aussi, vous êtes pâle, Mme d’Artois, reprit Claude. Qu’y a-t-il ? Quelque chose va-t-il mal ici ? Claudette…