Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/192

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de lui remplir le cœur, n’avait-elle pas un rendez-vous avec Desforges ? « À quoi bon ? » se répétait-elle tandis qu’elle s’habillait en conséquence, mettant, au lieu de bottines, les petits souliers qui s’enlèvent plus vite ; au lieu de corset, la brassière qui se déboucle par devant, la robe aisée à retirer, le chapeau sombre, et, dans sa poche, une double voilette. Elle avait commandé sa voiture à deux heures, le coupé de la Compagnie attelé de deux chevaux qu’elle louait au mois, pour l’après-midi et la soirée. Quand elle y monta, elle était si écrasée sous l’impression de son esclavage qu’elle aurait pleuré. Que devint-elle, lorsqu’au tournant de la rue Murillo, elle vit René planté là debout, et qui guettait évidemment son passage ? Leurs yeux se croisèrent. Il la salua en rougissant, et elle dut rougir de son côté dans l’angle de sa voiture, tant fut vive, au sortir de son abattement, l’émotion de plaisir que lui donna cette rencontre, et surtout cette idée : « Mais lui aussi, il m’aime… » Elle tomba, elle, la créature de calcul et d’artifice, dans une de ces taciturnes rêveries où les femmes qui deviennent amoureuses escomptent à l’avance les innombrables voluptés du sentiment qu’elles éprouvent et de celui qu’elles inspirent. Dans ces minutes-là, elles se donnent en pensée tout entières à celui qu’elles ne connaissaient pas