Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/263

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l’avoir envoyée, avec une angoisse de ce qui résulterait, pire que son anxiété de toute l’après-midi. Dans le désarroi de ses idées, il avait entièrement oublié les habitudes de sa vie de famille, et que jamais il n’était demeuré une journée entière hors de la maison sans prévenir. Il prit son dîner dans un cabaret de hasard sans penser davantage aux siens, tout entier au dévorant calcul de ses hypothèses sur la conduite que Suzanne tiendrait après la lecture de sa lettre. Le premier détail qui le réveilla de ce somnambulisme à demi lucide fut l’exclamation de Françoise lorsque, revenu à pied et vers neuf heures et demie, il ouvrit la porte de l’appartement de la rue Coëtlogon et se trouva nez à nez avec l’Auvergnate qui faillit en laisser tomber sa lampe :

— « Ah ! monsieur, » s’écria la brave fille, « si vous saviez quelle inquiétude vous avez baillée à madame Fresneau, qu’elle en a les sangs tournés… »

— « Comment, » dit René à Émilie qui se précipita dans le couloir au-devant de lui, « tu t’es tourmentée parce que tu ne m’as pas vu rentrer ? … Ne me reproche rien, » ajouta-t-il tout bas en l’embrassant, « c’est à cause d’Elle… »

La jeune femme, qui avait réellement traversé une fin de journée cruelle, regarda son frère. Elle le vit bouleversé lui-même, avec la fièvre