Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/294

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Colette Rigaud était déjà venue une fois chez le poète pour demander en hâte un petit changement à son rôle, et Françoise, sa première stupeur dissipée, pensa sans doute que c’était une nouvelle visite du même ordre, car Suzanne put l’entendre, qui, ouvrant la porte du fond à droite, disait : « Monsieur René, il y a une dame qui réclame après vous… Une bien belle… Ce sera quelque artiste… » Elle vit le jeune homme sortir de sa chambre lui-même, qui devint, en la reconnaissant, d’une pâleur de mort. Toute légère, elle glissa le long de ce couloir que les lithographies de Raffet transformaient en un petit musée napoléonien. Elle entra dans la chambre du poète qui s’effaça pour la laisser passer. La porte se referma. Ils étaient seuls.

— « Vous ! C’est vous ! … » dit René. Il la regardait, élégante et fine, se tenir debout dans le costume sombre qu’elle avait choisi pour cette visite. Il se trouvait dans cet état de désarroi intime où nous jette un événement inattendu qui nous transporte soudain de l’extrémité de la détresse à l’extrémité de la joie. Durant ces minutes là, un tourbillon d’idées et de sensations se déchaîne en nous, avec une force telle que notre cerveau en est comme affolé. Les jambes se dérobent sous le corps, les mains tremblent. C’est le bonheur, et cela fait du mal.