Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/410

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

J’en suis encore stupéfié… Mais voilà trois jours que je n’aime plus Colette ! … En attendant, je ne veux pas vous laisser seul ; venez dîner avec moi. Nous boirons sec et nous ferons de l’esprit. Cela venge des misères du cœur… »

René était tombé, au sortir de sa lamentation, dans cette espèce de coma moral qui succède aux grands éclats de douleur. Il se laissa conduire, comme un halluciné, par la rue du Bac, puis la rue de Sèvres et le boulevard, jusqu’à ce restaurant Lavenue qui fait le coin de la gare Montparnasse, et que hantèrent longtemps plusieurs peintres et sculpteurs célèbres de notre époque. Les deux écrivains s’installèrent dans un cabinet particulier que désigna Claude, et sur la glace duquel il retrouva vite le nom de Colette, gravé gauchement entre des vingtaines d’autres. Il montra ce souvenir d’anciennes soirées à son ami, puis, se frottant les mains et répétant : « Il faut ironiser son passé, » il ordonna un menu des plus compliqués, il demanda deux bouteilles du Corton le plus vieux, et, durant tout le dîner, il ne cessa d’émettre ses théories sur les femmes, tandis que son compagnon mangeait à peine et regardait dans son souvenir le divin visage auquel il avait tant cru ! Était-ce bien possible qu’il ne rêvât point, que sa Suzanne fût une de celles dont Claude parlait avec tant de mépris ?