Page:Boutroux - La Monadologie.djvu/155

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multitude dans l’unité ou dans la substance simple, n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception[1], qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas[2]. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls Esprits étaient des Monades et qu’il n’y avait point d’Âmes des Bêtes ni d’autres Entéléchies[3] ; et

  1. Perceptio nihil aliud est, quam multorum in uno expressio. (Ep. III, ad Patrem des Bosses, éd. Erdm., p. 438.) Leibnitz reprend le problème platonicien de la conciliation de l’un et du multiple. Platon, jugeant cette conciliation impossible au sein de la substance matérielle, l’avait cherchée dans l’essence générale, dans la forme ou Idée, considérée comme antérieure à l’intelligence aussi bien qu’aux choses. Son système était donc une sorte d’idéalisme objectif. Leibnitz ne se contente pas de cette solution, laquelle, à ses yeux, ne tient pas la balance égale entre l’un et le multiple, mais tend à sacrifier celui-ci à celui-là. De même que Platon avait franchi le domaine de la matière pour pénétrer dans celui de l’idée ou de la forme, de même Leibnitz franchit le domaine de l’Idée elle-même pour s’établir dans celui de l’âme, lequel est, selon lui, contrairement à l’opinion de Platon, plus reculé encore et plus intérieur. C’est dans l’action, dans l’opération du sujet pensant, c’est-à-dire dans la perception, que se trouve, selon Leibnitz, la conciliation non plus abstraite mais vivante de l’un et du multiple. L’être n’est pas forme, il est effort, tendance vers la perception distincte.
  2. Le sentiment, pour Descartes, est le résultat de l’union de l’âme ou pensée, et du corps ou étendue. Les bêtes n’ayant pas la pensée, puisqu’elles m’ont pas le langage et la perfectibilité qui en sont les marques extérieures, ne sauraient avoir le sentiment, au sens métaphysique du mot. Descartes n’eût pu voir qu’une notion obscure et une entité scolastique dans le sentiment considéré comme irréductible à la pensée et à l’étendue. Car, pour lui, deux choses seulement comportaient des notions claires et pouvaient être, telles quelles, admises dans la science : l’étendue ou essence géométrique, et la pensée, qui en démontre les propriétés (V. Pr. de Phil., I, 48).
  3. Déjà Descartes avait distingué deux sortes de pensées : les unes, où l’entendement domine, où il y a intuition pure et réflexion, et où l’esprit remarque que l’objet qui l’occupe est nouveau pour lui ; les autres, où les sens ont la plus grande part, de telle sorte que l’esprit ne remarque pas la nouveauté de