Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
PHILOSOPHIE ANCIENNE

dessein qu’il a choisi cet exemple. Il a bien soin de faire dire par Alcibiade lui-même que c’est malgré l’enseignement de son maître, et parce qu’il lui a été infidèle, qu’il est devenu ce qu’il est : « En écoutant ce Marsyas, la vie que je mène m’a souvent paru insupportable. Tu ne contesteras pas, Socrate, la vérité de ce que je dis là ; et je sens que dans ce moment même, si je me mettais à prêter l’oreille à tes discours, ils produiraient sur moi la même impression… Cet homme éveille en moi un sentiment dont on ne me croirait guère susceptible, c’est celui de la honte. Oui, Socrate seul me fait rougir, car j’ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils, et pourtant, après l’avoir quitté, je ne me sens pas la force de renoncer à la faveur populaire. Je le fuis donc et je l’évite : mais quand je le revois, je rougis à ses yeux d’avoir démenti mes paroles par ma conduite, et souvent j’aimerais mieux, je crois, qu’il n’existât pas. Et cependant, si cela arrivait, je sais bien que je serais plus malheureux encore, de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là » (216, B). Le scabreux récit où s’engage Alcibiade, la tentation et l’épreuve auxquelles il soumet la vertu de son maître ont manifestement pour but de nous montrer ce qu’il faut penser du prétendu amour de Socrate pour les jeunes gens, et qu’il n’y a dans tout cela que jeu et ironie socratique. Les traits empruntés à la vie de Socrate par où s’achève le portrait tracé par Alcibiade, sa conduite à Potidée et à Delium, tous ces actes accomplis au grand jour et que chacun pouvait contrôler, montrent clairement que Socrate ne s’en tenait pas à des discours, mais qu’il prêchait d’exemple et par l’action. C’est sans aucun doute parce qu’il a été en pratique le modèle achevé des vertus enseignées par lui, que Socrate a exercé sur toute la jeunesse qui l’entourait une influence si puissante, et lui a inspiré cet enthousiasme passionné dont le discours d’Alcibiade nous apporte l’éloquent et fidèle témoignage. Il leur apparaissait comme un être extraordinaire et unique, cet homme qui pouvait, comme on le disait plus tard du sage stoïcien, boire indéfiniment sans être jamais ivre, capable de tenir tête aux plus intrépides buveurs comme Agathon et Aristophane, et qui savait être aussi le plus sobre de tous les hommes, le plus tempérant, le plus endurant, le plus indé-