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LA MORALE DE PLATON

fait partie intégrante de son système et elle en est un des éléments essentiels. Mais il n’en est pas moins certain que cette doctrine ne tient aucune place dans sa morale proprement dite. On peut, sans même en faire mention, exposer toute la théorie platonicienne du souverain bien. Platon n’a pas commis le cercle vicieux qui consiste à prouver l’immortalité de l’âme par la morale, pour fonder ensuite la morale sur l’immortalité. C’est seulement après avoir établi à sa manière l’identité de la vertu et du bonheur dans la vie présente que Platon montrera comme par surérogation le trésor que constitue la vertu, accru encore par la bonté des dieux dans un autre monde.

Nous ne saurions suivre ici dans tous ses détails la longue démonstration par laquelle Platon entreprend de prouver l’identité de la justice et du bonheur. Il suffira d’en indiquer les grandes lignes et d’en suivre le progrès.

Dans le Gorgias, Platon veut montrer contre Calliclès que l’homme injuste, le tyran ou l’ami du plaisir, tel que le sophiste l’a défini, n’est pas heureux. Les plaisirs que le vulgaire et avec lui les sophistes considèrent comme les plus grands, sont ceux qui sont toujours précédés d’un désir, comme les plaisirs corporels, et Calliclès l’entend si bien ainsi qu’il a soin de dire que le sage devra multiplier le nombre et l’intensité de ses désirs, afin d’augmenter par là le nombre et la vivacité de ses plaisirs. Mais le désir est par définition une souffrance, puisqu’il implique toujours qu’on n’a pas ce que l’on poursuit. Si donc, comme l’expérience l’atteste, le plaisir et le désir s’accroissent en raison directe l’un de l’autre, à mesure qu’on augmentera ses plaisirs, on augmentera sa souffrance. Si cette poursuite se continue à l’infini, ce sera le supplice de Tantale ou des Danaïdes, mais jamais on n’atteindra le bonheur si l’on entend par là avec tout le monde un état fixe et définitif. Par la force des choses, l’effort même que l’on fait pour l’atteindre a pour résultat de l’éloigner. D’ailleurs, dans le cours de cette poursuite, le mal, c’est-à-dire la douleur, croissant en même temps que le bien, c’est-à-dire le plaisir, on ne pourra dire à aucun moment que l’état où l’on se trouve soit un bien. Personne ne souhaite de ressembler à ces hommes atteints de la gale