Page:Brochard - Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il ne nous parait pas que sa vraie et propre signification ait toujours été suffisamment mise en lumière. Sur un point au moins nous croyons que l’interprétation admise par la plupart des critiques est en défaut. On considère généralement cette doctrine comme signifiant qu’aux yeux de Protagoras les choses sont de simples apparences subjectives, et qu’il n’y a point de vérité objective. Les qualités des corps, les choses mêmes, ou ce qu’on appelle ainsi, connues uniquement par les modifications de la sensibilité, et n’existant que par elles, seraient de simples états du sujet sentant. Bref, Protagoras, devançant la critique moderne, se serait fait des qualités des corps une idée analogue à celle d’un Berkeley ou d’un Hume. Sa philosophie serait un relativisme subjectif. Surfout il n’y aurait pas de différence essentielle entre sa conception et celle de Démocrite, qui, lui, sans aucun doute, considère au moins certaines qualités des corps comme de simples états passifs du sujet sentant.

Tout autre est, selon nous, la véritable pensée de Protagoras. Si nous ne nous trompons, il a considéré les choses comme véritablement existantes hors de l’esprit, aussi longtemps du moins qu’elles sont en rapport avec lui. Le chaud, le froid, la couleur auraient une existence distincte de la sensation : ces qualités ne seraient pas en nous, mais hors de nous. Quoiqu’elles ne puissent ni être, ni être connues en dehors de la représentation, elles seraient cependant distinctes de cette représentation qui nous les fait connaître, non pas comme ayant une réalité durable et permanente, non pas en tant que choses ou êtres en soi, mais comme ayant, une réalité passagère et fugitive, pour autant que l’esprit les aperçoit. Par suite, la thèse relativiste serait maintenue dans toute son intégrité : et pourtant ce ne serait pas le pur subjectivisme. Il y aurait deux phénomènes distincts et inséparables : la sensation et la chose sentie ; donc il y aurait encore de l’objectivité dans cette philosophie, une objectivité réduite au minimum. Protagoras serait fidèle au principe proclamé par les philosophes antérieurs, et respecté encore par Platon : on ne pense pas ce qui n’est pas. Seulement, dans son système sensualiste, la pensée étant réduite à la sensation, la réalité de l’objet, mesurée, comme l’exige le principe, sur