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PROTAGORAS ET DÉMOCRITE

celle de la pensée, serait éphémère et passagère comme elle. La sensation changeant sans cesse, la réalité changerait avec elle ; mais le parallélisme, l’harmonie constante de la pensée et de l’être seraient rigoureusement maintenus.

Cette interprétation s’imposerait d’elle-même s’il fallait s’en rapporter au texte de Sextus Empiricus, qui la suggère naturellement. Hyp. pyr., I, 217 : φησὶν οὖν ὁ ἀνὴρ τὴν ὕλην ῥευστὴν εἶναι, ῥεούσης δὲ αὐτῆς συνεχῶς προσθέσεις ἀντὶ τῶν ἀποφορήσεων γίγνεσθαι καὶ τὰς αἰσθήσεις μετακοσμεῖσθαί τε καὶ ἀλλοιοῦσθαι παρά τε ἡλικίας καὶ παρὰ τὰς ἄλλας κατασκευὰς τῶν σωμάτων· λέγει δὲ καὶ τοὺς λόγους πάντων τῶν φαινομένων ὑποκεῖσθαι ἐν τῇ ὕλῃ, ὡς δύνασθαι τὴν ὕλην ὅσον ἐφ’ ἑαυτῇ πάντα εἶναι ὅσα πᾶσι φαίνεται, τοὺς δὲ ἀνθρώπους ἄλλοτε ἄλλων ἀντιλαμϐάνεσθαι παρὰ τὰς διαφόρους αὐτῶν διαθέσεις… 219 : πάντα γὰρ τὰ φαινόμενα τοῖς ἀνθρώποις καὶ ἔστιν, τὰ δὲ μηδενὶ τῶν ἀνθρώπων φαινόμενα οὐδὲ ἔστιν.

On voit là clairement que la matière, inconnue en son essence, non seulement revêt à nos yeux les diverses formes sous lesquelles elle nous apparaît, mais les prend réellement ; ces apparences sont en elle aussi bien que les sensations en nous : le phénomène est quelque chose qui existe en dehors de l’esprit qui l’aperçoit : il est l’état, la manière d’être de l’objet : le paraître et l’être, tout en demeurant distincts, ne vont pas l’un sans l’autre. Nous choisissons, ou plutôt nous abstrayons, selon nos dispositions, telle ou telle propriété des corps : mais cette propriété, en l’apercevant, nous ne la créons pas, nous la trouvons préexistante, ou du moins existante en même temps que notre sensation. La matière, la chose, est tout ce qu’elle paraît être.

Il est vrai que ce texte, si clair en lui-même, n’a pas paru décisif à tout le monde. Natorp le récuse (Forsch., p. 57). Il y voit une interprétation arbitraire imaginée par je ne sais quel péripatéticien, et que Sextus aurait admise inconsidérément parce qu’elle lui est commode au moment il s’attache à marquer les différences entre le Pyrrhonisme et la thèse de Protagoras.

Il faut avouer toutefois que ce procédé de critique paraît lui-même assez arbitraire. En général, les témoignages de Sextus ne sont pas de ceux qu’on doive tenir pour suspects. Pour la question qui nous occupe, nous voyons que Sextus