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xviij PRÉFACE

vrages, afin que chacun pût tacitement, selon la nature de ses études, faire un choix dans cette masse toujours croissante de livres de mérites divers. Pour répondre à ce nouveau besoin du public, la bibliographie s’associa la critique littéraire. Toutefois, cette critique, on peut bien le croire, elle ne put l’exercer que dans des limites assez étroites, et en s’appropriant le plus souvent les jugements déjà exprimes par des savants qui faisaient autorité dans le monde littéraire.

Cependant, en même temps que de tous côtés se propageait la culture des lettres, le goût des livres se répandait dans plusieurs classes de la société, et donnait naissance à de nombreuses bibliothèques, les unes composées uniquement de livres utiles et appropriés à la profession ou à la fortune de leurs fondateurs, les autres formées en grande partie des éditions les plus belles ou réputées les meilleures, d’exemplaires de choix, de reliures richement ornées. Telles furent parmi nous, au XVIe siècle, les célèbres collections de Grolier et de Jacques-Auguste de Thou, collections dont les débris épars font encore aujourd’hui l’admiration des curieux. Au XVIIe siècle, et au XVIIIe surtout, un certain nombre de cabinets et même des bibliothèques volumineuses, entièrement remplies de livres précieux, constatèrent le goût bien prononcé des riches amateurs pour des curiosités bibliographiques, dont, il faut bien en convenir, le mérite réel n’est pas toujours en rapport avec le prix qu’elles se paient. Ce fut alors que le commerce des livres anciens, et de ce qu’on peut appeler livres de curiosité, acquit une certaine importance et devint l’objet d’études spéciales assez étendues. Pour exercer cet honorable négoce avec distinction et en tirer quelque fruit, le libraire antiquaire eut à s’enquérir de tout ce qui, indépendamment d’un mérite littéraire bien reconnu, pouvait donner de l’importance et de la valeur aux livres ; il dut comparer entre elles les différentes éditions existantes d’un même ouvrage, en commençant par les plus anciennes, s’assurer du degré de supériorité qu’elles pouvaient avoir les unes sur les autres, fixer dans sa mémoire les différences qui les caractérisent, y retenir les noms de leurs imprimeurs et les dates de leurs publications, étudier la forme des caractères en usage à chaque époque et dans chaque ville, afin de pouvoir reconnaître, d’après une simple inspection, à quel siècle, à quel lieu, à quelles presses, appartenait tel ou tel livre dépourvu de date, d’indication de ville ou de nom d’imprimeur. Il lui fallut rechercher les causes de la rareté de certains ouvrages devenus précieux, souvent en raison même de cette rareté essayer de constater avec quelque certitude le nombre d’exemplaires qui avaient pu s’en conserver, et quelquefois aussi tâcher de soulever le masque sous lequel se sont cachés divers auteurs ; enfin réunir une multitude de notions dont l’ensemble constitue ce que nous nommons la bibliographie pratique. Maintenant, si l’on veut bien se rendre compte de la difficulté et de l’étendue des recherches dont nous venons de parler, et surtout si l’on songe a toutes les études littéraires et historiques que nécessite la rédaction d’un grand catalogue classé avec méthode, on conviendra que cette branche de la bibliographie n’est pas à mépriser. C’est non pas seulement, comme on l’a dit plus d’une fois, la science du libraire instruit, mais c’est encore, à quelques modifications près, celle de tout bibliothécaire jaloux de se bien pénétrer de la valeur scientifique et relative des objets confiés à sa garde, de communiquer au public d’utiles renseignements, et de remplir enfin avec distinction les devoirs nombreux et variés de sa charge. Cette science doit aussi être étudiée avec soin, au moins dans sa partie historique et critique, par les gens de lettres qui s’occupent d’histoire littéraire. Les bibliophiles, de leur côté, ne doivent pas la négliger, s’ils veulent procéder avec méthode à la formation