Page:Brunet - Manuel du libraire, 1860, T01.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de leurs bibliothèques, et se garantir des mauvaises acquisitions auxquelles, sans cette étude, ils courraient grand risque de ne pouvoir se soustraire.

L’étude de la bibliographie, si aride en apparence pour qui ne la considère que superficiellement, est loin, pour qui l’examine de plus près, d’être dépourvue d’un certain charme ; elle offre à l’esprit observateur bien des faits curieux, bien des anecdotes piquantes, bien des rapprochements singuliers. Voilà pourquoi sans doute plusieurs hommes de lettres distingués, des poëtes même, se sont livrés à cette étude avec autant d’ardeur que de succès, et, pour me borner ici à quelques exemples illustres, je dirai qu’en Italie le poëte Zeno, en Autriche Michel Denis le traducteur allemand d’Ossian, en Angleterre Dibdin, et enfin chez nous Charles Nodier, cet écrivain aimable, dont la mort prématurée a causé des regrets si vifs à ses nombreux amis, en ont tous les quatre fait leurs délices. Mais le fait le plus concluant peut-être en faveur de cette étude, c’est que souvent, parmi les gens de lettres, ceux qui semblaient en faire le moins de cas, ceux qui par conséquent l’ont le plus négligée, ne manquent pas, toutes les fois que l’occasion s’en présente, de faire parade de connaissances bibliographiques, sans s’apercevoir le moins du monde que leur inexpérience en ce genre les jette parfois dans d’étranges méprises et leur fait porter bien des jugements erronés.

Les erreurs bibliographiques, je suis le premier à le reconnaître, sont le plus souvent sans conséquence ; mais lorsqu’il s’agit de fixer un point d’histoire littéraire en discussion, de savoir à qui appartient véritablement l’honneur d’avoir été le créateur d’un genre en littérature, l’auteur d’un système en philosophie, d’une découverte dans les sciences physiques, l’inventeur d’une méthode, d’un procédé dans les sciences et les arts, de constater le succès qu’a pu obtenir, au moment de sa première publication, un ouvrage resté célèbre ; enfin de comparer entre eux des écrivains d’un ordre supérieur, tout en tenant compte de l’époque où ils ont écrit, on conçoit de quelle importance doit être alors l’exactitude d’une date, la connaissance, soit de la première édition d’un livre, soit de celle où l’auteur aurait fait des changements notables. Quand on saura que le Don Quichotte a eu cinq éditions l’année même qui le vit paraître ; que le des Lusiades, quoique écrit en une langue d’un usage très-limité, a eu deux éditions dans sa nouveauté, et une troisième quelques années après ; quand on aura remarqué que la presse anglaise a fréquemment reproduit du vivant de leur illustre auteur, l’Hamlet, l’Othello, le Roméo, et les autres chefs-d’œuvre du grand poëte de l’Angleterre, on n’accusera plus les contemporains de Cervantes, de Camoens et de Shakspeare, d’avoir méconnu le mérite de ces grands hommes, et l’on reconnaîtra que l’absence de lois véritablement protectrices de la propriété littéraire a été, sinon la seule, du moins la principale cause de la misère dans laquelle les deux premiers ont vécu.

Ce fut en France particulièrement que le genre de bibliographie qui nous occupe trouva d’abord son application la plus directe. Ce fut peut-être là aussi que les principales branches de cette science furent cultivées avec le plus de succès, comme le prouvent assez les ouvrages spéciaux du P. Lelong, de de Bure, du P. Laire, de Van Pract, de Barbier, de Renouard, de G. Peignot, de M. Quérard, etc., et surtout les immenses recherches par lesquelles Mercier, abbé de Saint-Léger, se préparait à des compositions beaucoup plus importantes que celles qu’il a pu terminer et publier. Toutefois, il ne faut pas l’oublier, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et l’Angleterre ont produit en bibliographie des travaux fort essentiels, et qui recommandent à la reconnaissance de tous les hommes studieux les noms de Mazzuchelli, d’Audiffredi, de Gamba, de Nicolas Antonio, de David Clément, de