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reconnus, combinés, représentés, le ciel et la terre comparés, l’univers agrandi, et le Créateur dignement adoré ; par son art émané de la science, les mers ont été traversées, les montagnes franchies, les peuples rapprochés, un nouveau monde découvert, mille autres terres isolées sont devenues son domaine ; enfin la face entière de la terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme, laquelle, quoique subordonnée à celle de la nature, souvent a fait plus qu’elle, ou du moins l’a si merveilleusement secondée, que c’est à l’aide de nos mains qu’elle s’est développée dans toute son étendue, et qu’elle est arrivée par degrés au point de perfection et de magnificence où nous la voyons aujourd’hui.

Comparez en effet la nature brute à la nature cultivée[1] ; comparez les petites nations sauvages de l’Amérique avec nos grands peuples civilisés ; comparez même celles de l’Afrique, qui ne le sont qu’à demi ; voyez en même temps l’état des terres que ces nations habitent, vous jugerez aisément du peu de valeur de ces hommes par le peu d’impression que leurs mains ont faites sur leur sol : soit stupidité, soit paresse, ces hommes à demi brutes, ces nations non policées, grandes ou petites, ne font que peser sur le globe sans soulager la terre, l’affamer sans la féconder, détruire sans édifier, tout user sans rien renouveler. Néanmoins la condition la plus méprisable de l’espèce humaine n’est pas celle du sauvage, mais celle de ces nations au quart policées, qui de tout temps ont été les vrais fléaux de la nature humaine, et que les peuples civilisés ont encore peine à contenir aujourd’hui : ils ont, comme nous l’avons dit, ravagé la première terre heureuse, ils en ont arraché les germes du bonheur et détruit les fruits de la science. Et de combien d’autres invasions cette première irruption des barbares n’a-t-elle pas été suivie ! C’est de ces mêmes contrées du nord, où se trouvaient autrefois tous les biens de l’espèce humaine, qu’ensuite sont venus tous ses maux. Combien n’a-t-on pas vu de ces débordements d’animaux à face humaine, toujours venant du nord, ravager les terres du midi ? Jetez les yeux sur les annales de tous les peuples, vous y compterez vingt siècles de désolation pour quelques années de paix et de repos.

Il a fallu six cents siècles à la nature pour construire ses grands ouvrages, pour attiédir la terre, pour en façonner la surface et arriver à un état tranquille ; combien n’en faudra-t-il pas pour que les hommes arrivent au même point et cessent de s’inquiéter, de s’agiter et de s’entre-détruire ? Quand reconnaîtront-ils que la jouissance paisible des terres de leur patrie suffit à leur bonheur ? Quand seront-ils assez sages pour rabattre de leurs prétentions, pour renoncer à des dominations imaginaires, à des possessions éloignées, souvent ruineuses ou du moins plus à charge qu’utiles ? L’empire de l’Espagne, aussi étendu que celui de la France en Europe, et dix fois plus grand

  1. Voyez le Discours qui a pour titre : de la Nature, première vue.